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Chroniques
Werther
drame lyrique de Jules Massenet
Pour sa nouvelle production de Werther, l’Opéra de Lausanne invite deux spécialistes du répertoire français romantique : le metteur en scène Vincent Boussard [lire nos chroniques des Pêcheurs de perles, d’Hamlet et Mignon] et le chef Laurent Campellone [lire nos chroniques du Mage, de Visions, La princesse de Trébizonde, Lakmé, Les barbares, Madame Favart et La princesse jaune]. À la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, le second, qui longtemps dirigea l’Orchestre symphonique de Saint-Étienne ainsi que l’Opéra de la cité où Jules Massenet vit le jour, signe une lecture qui conjugue habilement sagesse et passion. Ainsi le prélude du premier acte surgit-il en déchaînement élémentaire, puissamment orageux, à l’instar des musiques que le cinéma utiliserait quelques décennies après la création de l’œuvre. Et si l’on retrouve pareil terremoto en début d’Acte III, ce n’est jamais au détriment de la qualité de la texture générale et moins encore des traits solistiques qui s’ensuivent, minutieusement soignés, avec la complicité des musiciens vaudois – exquise tendresse du violon, violoncelle poignant, etc. À la vigueur de l’élan romantique, presque toujours teinté de désespoir, répond une sensualité diserte, quand ce ne sont les accents plus joyeux à travers lesquels la partition témoigne d’une vie bourgeoise idéalisée. Parfois, un miel indicible fait tanguer le drame vers autre chose, ce qui n’échappe pas à Campellone, décidément inspiré par l’œuvre et nullement en mal d’infléchir le mouvement vers le pas de danse.
Quant au premier, il concentre son travail sur le personnage de Charlotte, si discret dans l’original goethéen et tellement important dans l’adaptation par laquelle le compositeur s’en est saisi, avec la complicité d’Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, ses librettistes. Vincent Lemaire, dont nous applaudissions avant-hier les décors pour le Don Giovanni liégeois [lire notre chronique du 13 mai 2022], limite drastiquement l’espace de jeu à des prisons domestiques d'où les protagonistes ne parviennent à s’échapper : un étroit et long corridor garni de photographies familiales d’un autrefois d’autant plus pesant qu’il est chéri tient lieu de maison du bailli, agrémenté parfois de l’ombre portée des frondaisons ou d’une lune de cahier de coloriage. L’acte suivant se passe entre trois murs qui pourraient figurer une cour abritant un arbre, sous un ciel de nuages violacés, comme en filigrane (vidéo de Nicolas Hurtevent), nature domestiquée des Lumières qui en nient l’éventuel état sauvage – la nature doit servir l’homme, comme si bien le rappelle Robert Harrison (Forests : the shadow of civilization, 1992). Werther, qui dit adieu, n’en sort pas : la situation est un cloaque dont seule la mort le libèrera peut-être, conte la scénographie. Au III, les encadrement sont vides, posés contre la plinthe, comme dépossédés des souvenirs qu’ils transmettaient – est-ce assez dire à quel point la fidélité au vœu d’une mère mourante a cruellement aliéné la belle Lotte ? En guise de clavecin, un bon vieil Hammerklavier bien Biedermeier, placé à gauche près d’un fauteuil renversé, tandis que les lettres de l’éconduit envahissent chaque surface plane de cet univers oppressant, mur noir au fond et cloisons blanches en entonnoir – presque une coupe expressionniste de cinéma. Enfin, l’acte conclusif se joue sur une scène coupée en deux dans son ouverture : à gauche, le corridor du premier chapitre, bien que l’on soit chez Albert où la douce et rassurante Lolotte des petits jamais ne se sent chez elle ; à droite, la chambre de Werther, celle d’un hôtel qui, par conséquent, n’est pas vraiment chez lui. Seuls le train électrique des gosses et les pistolets de voyage traverseront d’une maison l’autre.
Dans cet écrin savamment éclairé par Nicolas Gilli, le metteur en scène, avec l’aide de Christian Lacroix pour la vêture clairement datée dans le temps de Massenet, donne adroitement vie à un théâtre plus gracile qu’on s’y attendrait. Point de ces lourdeurs de quelque romantisme empesé de convenance dans son Werther, mais au contraire une inventivité de chaque instant qui lui donne un relief précieux. Le recours à des quasi-cartons de film muet situe assez précisément les épisodes pour autoriser une représentation succincte qui tend à l’épure sinon à l’abstraction. Notons d’ailleurs que ces indications renvoient, pour trois d’entre elles, au lieu de l’action, alors que la dernière définit l’action elle-même – La maison du bailli, Les tilleuls etLa maison d’Albert, puis La mort de Werther. Avec la bonne humeur enfantine de l’apprentissage fort anticipé d’une hymne de Noël, le musicien a osé un humour sur lequel la mise en scène s’appuie volontiers, avec ses mômes à fausses moustaches, l’archétypique train électrique des fêtes d’hiver, etc.
Sans aller jusqu’à l’accuser d’un certain kitsch comme le fit Alfred Döblin qui le parodia copieusement (Babylonische Wanderung, 1934), Walter Benjamin souligne une absence d’ironie chez Goethe – n’allons point l’apercevoir dans un poème d’Apollinaire en « poète lyrique d’Allemagne […] bon petit poète un peu bête et trop blond » (Montparnasse, 1913) ! Mais comment Goethe, peignant deux ans après leur rupture Die Leiden des jungen Werthers, son premier roman, ses amours malheureuses avec Charlotte Buff, eut-il pu gagner si tôt quelque humour ?... Encore est-ce dans l’allusion tout sourire au divin Klopstock, l’un des papas du Sturm und Drang, que s’est déplacé en musique et en théâtre le recul que le protagoniste de son propre drame n’aurait su prendre. L’espiègle sagacité de Boussard est omniprésente, de la cigarette de Sophie au désarroi du mari ramassant le courrier du lointain rival sans réussir à mettre quelque ordre dans l’agitation de l’épousée, soumise à un état de dépression paradoxalement exalté qui la lui rend parfaitement inaccessible, en passant par l’improbable partie d’échec des joyeux Schmidt et Johann, l’indice de suicide dans la peine de Bruhlmann abandonné, enfin l’absurde distribution, désespérée, des fleurs aux lames du plancher par une Sophie honteuse après sa semi-déclaration amoureuse et un rageur lancé de souliers.
La maison sait choisir ses casting, cette première ne fait pas exception à un constat maintes fois conclu. Ainsi le ténor fort clair de Jean-François Borras fait-il merveille dans le rôle-titre, élégamment mené, tour à tour sublime de douceur, voire de candeur vocale, pour ainsi dire, à travers des moments en voix mixte d’une tendresse inouïe, puis bondissant sur l’héroïsme certain d’une voix musclée [lire nos chroniques de Rigoletto, Macbet, Messa da requiem et Eugène Onéguine]. On retrouve avec bonheur le mezzo-soprano chaleureux d’Héloïse Mas en Charlotte onctueuse, aux graves de velours. Est-il envisageable de justifier le goût qu’on a pour un timbre, une voix ? Voilà qui échappe à l’exercice critique, s’agissant d’affinité. Bien que diversement impacté selon le registre convoqué, le chant de cette Charlotte-là touche au cœur [lire nos chroniques de Don César de Bazan, Carmen, Les Troyens à Carthage, enfin Ariane et Barbe-Bleue]. Applaudie ici-même il y a deux mois [lire notre chronique d’Alcina], Marie Lys prête une agilité gracieuse à Sophie, tant par le musique que par la présence scénique ; la facilité de cette voix, la maîtrise technique et la santé du chant laissent pantois [lire nos chroniques de Lotario et de La Cenerentola]. Moins convaincus par un Bailli quasi buffo et par l’Albert de Mikhaïl Timoshenko qui ne parvient guère à nuancer les grands moyens dont il dispose – gageons que d’ici quelque temps, le jeune baryton-basse aura trouvé les repères de sa musicalité –, saluons encore le Johann solidement accroché d’Aslam Safla et, plus encore, le Schmidt incisif de Maxence Billiemaz.
Créée en collaboration avec l’Opéra de Tours dont Laurent Campellone est le nouveau directeur musical, cette production, jouée in loco jusqu’au 22 mai, gagnera en septembre les planches du Grand Théâtre de Stanislas Loison ; y sera donnée la version pour baryton, tenue par Régis Mengus. À bon entendeur…
BB