Chroniques

par bertrand bolognesi

Wozzeck
opéra d’Alban Berg

Salzburger Festspiele / Haus für Mozart
- 24 août 2017
Un nouveau Wozzeck (Berg) mis en scène par Kentridge au Festival de Salzbourg
© ruth walz | salzburger festspiele

Sud-Africain diplômé en science politique, le plasticien et metteur en scène William Kentridge connaît parfaitement l’injustice, la révolte et la répression ; son approche contextuelle critique des ouvrages qu’il représenta l’on clairement illustré [lire nos chroniques de Нос1, Die Zauberflöte2 et Lulu3]. Encore connaît-il avec précision le personnage Woyzeck qu’il transposait, il y a près de vingt-cinq ans, dans une mine non loin de Johannesburg [lire notre chronique du 24 septembre 2009]. Il aborde aujourd’hui Wozzeck, radicalisation du drame fragmentaire de Büchner en forme lyrique rigoureuse par Alban Berg.

La guerre n’est pas drôle. La vie militaire non plus, même en temps de paix. Le XIXe siècle n’est point avare en conflits de toutes sortes. Lorsque l’ennemi est intérieur, c’est pire encore : la guerre civile laisse des traces indélébiles, sans rachat des victimes, contrairement à la défense contre un envahisseur ou la rage d’extension, ces deux cas pouvant s’enorgueillir de quelque justification patriote. En janvier 1821, à Naples la révolution est réprimée dans le sang par les troupes de l’empire austro-hongrois. En mars, le phénomène se répète à Turin, donnant lieu à même traitement. Ironie du sort, c’est l’armée de Naples qui, en 1837, écrasera la révolte sicilienne à Messine. Cette année-là, un certain Georg Büchner entreprend, à vingt-trois ans, d’écrire une pièce sur le destin tragique d’un simple soldat. L’écrivain s’était auparavant penché sur les révolutionnaires français (Dantons Tod, 18354), ayant lui-même initialisé un mouvement contestataire secret (Gesellschaft für Menschenrechte5) et publié de nombreux articles virulents qui le conduisirent à devoir fuir la Hesse natale vers Strasbourg – c’est là que le sort du dramaturge Jakob Lenz le passionne assez pour lui consacrer un récit, plus tard mis en musique par Wolfgang Rihm [lire notre chronique du 5 juillet 2017]. Mais le typhus l’emportait avant que la pièce fût achevée. En 1850, elle est publiée en son état de fragments.

Comme Wagner et Verdi, Büchner naquit en 1813, précisément pendant les journées d’automne où les troupes de Napoléon sont vaincues à Leipzig. Au début du siècle suivant, la cité saxonne édifie son vaste et fameux Völkerschlachtdenkmal, monument qui commémore la bataille des nations, réalisé par l’architecte Bruno Schmitz et inauguré le 18 octobre 1913, pour le centenaire de la victoire. Trois semaines plus tard, l’on créait Woyzeck à Munich. L’été suivant l’Europe s’enflamme, entraînant quatre ans plus tard la chute des empires. C’est dire si la guerre et la révolution planent sur la constellation Büchner… Sur la Marktplatz, au matin du 27 août 1824, eut lieu la dernière exécution publique de Leipzig : le condamné s’appelait Woyzeck.

Son histoire ne pouvait qu’intéresser Büchner.
Né en 1780, Johann Woyzeck devint soldat en 1798. D’abord engagé à Leipzig, où il vit avec femme et enfant en dehors du mariage, il s’enrôle à Stralsund en 1807, dans les troupes de l’armée du Mecklembourg. Dix ans plus tard, il revient dans sa ville natale où il devient coiffeur et perruquier. Une nouvelle liaison amoureuse commence, avec une veuve qui s’avère bientôt volage. Après avoir plusieurs fois corrigé les amants de la dame, il se rend lui-même à la police, en juin 1821 : il déclare avoir poignardé sa compagne, parce que des voix le lui avaient demandé. Le crime est constaté. Mais que faire du coupable ? Un médecin, Johann Clarus, est désigné pour l’examiner. Il diagnostique une tendance maniaco-dépressive chronique qui n’induit pas l’irresponsabilité de ses actes. Le tribunal condamne donc Woyzeck à mort.

L’exécution devait avoir lieu en novembre 1922 ; elle est ajournée par le surgissement d’un témoin qui confirme avoir vu l’accusé en proie à des hallucinations. Clarus est à nouveau dépêché auprès du malheureux. Cette fois, il observe son patient d’une manière plus approfondie qui lui permet de publier, en février de l’année suivante, un mémoire rendant compte, outre d’une atteinte cardiovasculaire bénigne, d’une structure schizophrène à tendance paranoïaque doublée d’un caractère suicidaire. Malgré cela, les juges persistent : le verdict du 2 juillet 1824 condamne à mort celui qu’ils considèrent toujours comme responsable de ses actes. L’injustice et la folie, abordées à la lecture du rapport du docteur (Die Zurechnungsfähigkeit des Mörders Johann Christian Woyzeck nach Grundsätzen der Staatsarzneikunde aktenmäßig erwiesen 6), font un sujet parfait pour Büchner qui, dans ses fragments, poursuit son exploration fascinée de la fragile psyché – Lenz entendait des voix, lui aussi – et sa critique de l’autorité aveugle qui malmène le citoyen.

De Kentridge l’on retrouve les dessins qui rageusement se superposent, ici sur un tertre dont les seuls éléments scéniques palpables sont une manivelle à cinéma, un écran d’antan, un tas de chaises, une passerelle vertigineuse et une armoire à secrets, les délirantes conclusions du médecin n’étant pas des moindres. Hanté par béquilles, bandages et gueules cassées, l’espace que signe Sabine Theunissen est peu à peu investi par les forêts calcinées, les villes détruites, un inquiétant zeppelin, les cartes de l’avancée des troupes adverses dans la Grande Guerre, un D.V (Albatros) échoué dans une dune et de fulgurantes trajectoires de shrapnels sur la nuit, sans oublier les artistes de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor (dirigées par Ernst Raffelsberger), visage enfouis dans les masques à gaz (costumes de Greta Goiris) – les têtes roulent, dit-on, mais nul besoin d’invoquer « die Freimaurer »… Marie et Franz ont un petit garçon auquel on chante des berceuses quand il ne chevauche pas son canasson de bois : ici, nul enfant ; le gamin est une marionnette qui s’amuse d’une béquille rescapée des ruines. De fait, la noirceur du propos évite jusqu’à la ronde macabre des jeunes voix.

Un excellent plateau vocal défend cette proposition judicieuse qui embrasse le trauma du compositeur-soldat – les affrontements ne sont pas terminés qu’il commence à écrire son opéra, c’est tout dire. Il en faut chaleureusement saluer le Fou d’Heinz Göhrig, très efficacement projeté, le riche timbre de Frances Pappas en Margret expressive, le docteur vigoureusement mordant de la basse Jens Larsen, illuminé d’omniscience jusqu’à la stupidité [lire nos chroniques du 12 décembre 2015, du 19 novembre 2016 et du 22 avril 2017], John Daszak qui a recouvré meilleure forme en Tambourmajor [lire notre chronique du 7 juillet 2017], enfin la Marie évidente d’Asmik Grigorian, tant agile que naturellement puissante (sans avoir recours à une projection laborieuse). Si Matthias Goerne déçoit dans un rôle-titre confiné sur le philtrum, le jeune ténor suisse Mauro Peter se révèle avantageusement dans la partie du compagnon Andres.

Pour la troisième fois lors de cette édition du Salzburger Festipiele [lire nos chroniques des 21 et 23 août 2017] nous entendons les Wiener Philharmoniker qui fêtent fastueusement leur cent soixante-quinzième anniversaire ! La ductilité de chaque trait, plus convoquée que jamais dans la preste ciselure de Vladimir Jurowski, toujours d’une urgence palpitante, est un émerveillement en soi. L’interprétation se caractérise par la fièvre qui la détermine et se distingue par l’extrême soin paradoxalement accordé à chaque aspect de l’œuvre. Sans s’attarder à quelque pédagogie qui n’est désormais plus d’actualité, le chef russe signe un grand Wozzeck qu’on espère retrouver au disque.

BB

1 Dmitri Chostakovitch, Le nez

2 Wolfgang Amadeus Mozart, La flûte enchantée

3 Alban Berg, Lulu

4 Georg Büchner, La mort de Danton

5 Société pour les droits de l’homme

6 Johann Clarus, De la responsabilité du meurtrier Johann Christian Woyzeck selon les examens médico-légaux