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Chroniques
Wozzeck
opéra d’Alban Berg
Une nouvelle production de Wozzeck, qui plus est dans une maison située en région, fait forcément événement. Du premier opéra d’Alban Berg, esquissé durant l’année même où Schönberg composait Pierrot lunaire, achevé dix ans plus tard puis créé par Erich Kleiber unter den Linden dit jours avant la Noël 1925, Richard Brunel, depuis 2021 directeur général et artistique de l’Opéra national de Lyon où il signa plusieurs mises en scène [lire nos chroniques d’In the penal colony, Der Kreidekreis, Zylan ne chantera plus, Shirine et L’affaire Makropoulos], propose une vision sans échappatoire, si ce n’est ce lac omniprésent figuré par un miroir qui s’étale en bande sur le sol de l’avant-scène. Il s’agit, bien sûr, de l’étang où le rôle-titre fera glisser le cadavre de sa victime et où il s’enfouira lui-même en débarbouillant ses avant-bras de toute trace sanglante… mais non : ce lac-là n’est ici qu’un rêve, dès lors véhiculé par la seule musique, Berg s’étant admirablement ingénié, par-delà l’extrême contrainte sérielle et dodécaphonique de sa facture, à inviter la vague, l’insaisissable du vent sur la surface aquatique, voire la lune – rouge comme celle de Giraud (Hartleben) et Schönberg –, étang face auquel les modalités du crime de ce soir s’inscrivent en faux.
Au pupitre de l’Orchestre maison, Daniele Rustioni, directeur musical de l’institution, mène une lecture des plus lestes – une heure et vingt-huit minutes ! –, dont il se plait à magnifier le caractère presque chambriste de certains passages. Tout en ne dérogeant jamais à l’urgence indicible de ce prodigieux élan, le chef italien trace un chemin plus romantique que d’accoutumé dans cet ouvrage dont souvent les interprétations préfèrent souligner la radicalité. Tout en profitant de sa structure complexe, qu’on pourra dire vitale, au fond, il livre une lecture qui met au jour à quel point cette forme-là fut imaginée en parfaite adéquation au livret, tirée de la pièce homonyme (à quelques lettres près) de Büchner. Ainsi la relative brutalité expressive se conjugue-t-elle avec bonheur au lyrisme et au mystère, tel qu’en témoigne, entre autre, le savant secret de l’ultime duo, si doux, entre une presque tuée et son presque assassin.
« Lorsque je travaille sur la pauvreté et les effets de la misère sociale, les films de Ken Loach sont souvent une source d’inspiration », précise Brunel (brochure de salle), « mais les films qui m’ont le plus inspiré sont ceux dans lequel l’individu est le fruit d’une expérience qui dérape ». Et c’est bien le sujet de Wozzeck, soldat-barbier devenu le cobaye d’un médecin militaire obsessionnel, secondé par un capitaine vraisemblablement en proie à une paranoïa de revendication. Après un temps d’installation sans musique, durant lequel le public se familiarise un espace dominé par un appareillage supérieur, entre lampe médicale équipée d’une bras robotique et lumière à vertu panoptique, les premiers accords retentissent, sous ce dispositif de surveillance – d’observation dira la confrérie des hommes-en-blanc. De fait, le Docteur ne quitte guère le plateau, dans ce spectacle. La paroi du haut de scène s’ouvre et laisse apparaître quatre gars, suspects ou cobayes, on ne sait, lors d’une séance de tapissagedans un établissementqui pourrait être policier. Franz désigné, la lampe ne le quittera plus. Et si la médecine est de l’affaire, avec la complicité d’un gradé, apparaissent également deux personnages inhabituels : l’un est curé, l’autre haut-fonctionnaire ; ils se révèlent plus tard emprunter au dramatis personæ les parties dévolues aux deux Apprentis. Autour du cobaye s’organise un trafic de monnaie, de la mallette de l’homme d’État jusqu’aux poches de la blouse. Dans le technicien qui installe une caméra dans la cuisine de Marie, on identifie bientôt le Tambour-major, qui « fait partie de l’expérience de manipulation », dans la présente option, « comédien embauché pour l’occasion » (même source) : ainsi le Docteur peut-il regarder en direct ce qui se passe là.
Remarquablement soulignée par les lumières de Laurent Castaingt, la scénographie d’Étienne Pluss [lire nos chroniques de La bohème, Violetter Schnee, Giulio Cesare in Egitto et La vestale] évoque tout aussi facilement les scènes d’extérieur que celles d’intérieur ou les moments domestiques. Elle fait usage de boîtes coulissantes pour disposer de l’appartement où vivent Franz, Marie et l’enfant du pêché. Salutaire s’avère la fluidité des changements de décors, dans la succession millimétrée de scènes brèves qu’impose l’œuvre. Si le metteur en scène [lire nos chroniques de Der Jasager, der Neinsager, L’infedeltà delusa, Re Orso, Der Kaiser von Atlantis, On purge bébé, La fille de Madame Angot et Rigoletto] parle de cinéma dans la propos cité, c’est peu à peu au roman-enquête, en tout point passionnant, de l’écrivain suédois Steve Sem-Sandberg, W*, que l’on pense, grâce à la précision de la direction d’acteur, à mesure que l’étau se resserre sur Franz. Pourtant, nous ne sommes ni en juin 1821, lorsque dans une rue de Leipzig le véritable Christian Woyzeck poignardait sa Johanna – après deux procès à l’issue desquels il fut condamné à mort, le meurtrier subit la décollation, le 27 août 1824 –, ni en 1836 quand Georg Büchner conçoit la pièce, ni dans les juste-avant et juste-après de la Grande Guerre, intervalle pris par Berg à la composition de l’opéra, mais dans notre aujourd’hui, clairement acté par la scénographie comme par la vêture, signée Thibault Vancraenenbroeck [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Norma, War Requiem et Eugène Onéguine], où, comme autrefois, des fantoches de l’ordre bourgeois se moquent de l’idée fixe du soldat, eux qui en abritent pourtant aussi – ein guter Mensch fait le couplet chronique du Capitaine, quand le Docteur s’excite avec son immortalité d’homme de science (meine Theorie, mein Ruhm ! Ich werde unsterblich ! Unsterblich ! Unsterblich…) : ainsi la belle aberratio mentalis partialis figure-t-elle comme privilège de ceux qui peuvent se le permettre, mais est jugée insane, voire immorale, chez le subalterne qui les sert. Après l’interlude où la dépouille de Marie est découverte et à la fin duquel Franz prend définitivement congé de ce monde, la chanson des gamins survient du téléviseur et d’un dessin animé, tandis que l’enfant sert le dîner à un trio familial constitué de lui-même et de deux cadavres adultes.
Très engagée dans la défense de l’œuvre comme dans celle de l’option théâtrale, la distribution vocale ici réunie affirme une efficacité à toute épreuve. Au ténor estonien Filipp Varik, revient la brève partie du Fou, servie sans ombrage, à la basse française Hugo Santos celle de Premier Apprenti (ici, le prêtre), au baryton néerlandais Alexander de Jong le rôle du Second Apprenti (un haut-fonctionnaire), tandis que celui de Margret, la voisine, est confié au mezzo-soprano étasunien Jenny Anne Flory – ces quatre jeunes gens sont solistes du Lyon Opera Studio. On retrouve avec plaisir le timbre flamboyant de Robert Lewis en Andrès fulgurant [lire nos chroniques de Tannhäuser, Hérodiade, Die Frau ohne Schatten, Adriana Lecouvreur, Elias et La fanciulla del West]. Il en va de même de la basse très charismatique de Thomas Faulkner, dont l’impact confère une autorité certaine au Docteur affichant un chant fort bien conduit [lire nos chroniques de Le cantatrici villane, Serse, Les Troyens, Une vie pour le tsar, La Cenerentola ossia La bontà in trionfo, L'Africaine, Otello et Trois sœurs]. La projection inouïe, la précision absolue et la présence de Thomas Ebenstein, ténor à la couleur flatteuse, campent un Capitaine qui laisse pantois [lire nos chroniques de Dantons Tod et du Rheingold] ! Deux réserves, cependant : sans démériter, Robert Watson manque curieusement d’éclat en Tambour-major [lire nos chroniques de Nabucco, Boris Godounov, Carmen et Die Walküre], quand le rôle-titre, pour bénéficier d’une incarnation dramatique probante, n’est doté ni de l’éventail dynamique, ni de la musicalité ni de la diction nécessaires. Acclamée, à juste titre, Ambur Braid livre une Marie des grands soirs, lyrique à souhait, qui bouleverse [lire nos chroniques d’Irrelohe, Siberia, Die ersten Menschen et Die Frau ohne Schatten]. Bravo aux artistes du Chœur de l’Opéra national de Lyon pour leurs interventions soignées, ainsi qu’à leur chef Benedict Kearns, mais encore aux sept musiciens de l’orchestre grimpés sur scène pour le bal.
BB
* Steve Sem-Sandberg, W, 2019 ; version française d’Hélène Hervieu,
W. ou la guerre, Éditions Robert Laffont, 2022