Recherche
Chroniques
Yannick Nézet-Séguin dirige le Philadelphia Orchestra
double anniversaire Rachmaninov, avec Daniil Trifonov
Quoi de plus naturel pour le Philadelphia Orchestra que de fêter, en cette année 2023 dont bientôt tourner la dernière page, le double anniversaire de Sergueï Rachmaninov, né il y a cent cinquante ans, dans l’oblast de Novgorod (1er avril 1873) et disparu en Californie il y a huit décennies (28 mars 1943) ? La phalange pennsylvanienne, fondée à l’arrivée du XXe siècle par Fritz Scheel et à laquelle Leopold Stokowski donnerait ses lettres de noblesse durant vingt-six ans à conduire son destin (à partir de 1912), est en effet liée au compositeur russe, puisqu’elle œuvra à la création de quatre de ses opus : le 18 mars 1927, c’était le quatrième concerto, confié à Stokowski avec l’auteur au clavier, puis c’était le tour de la Rhapsodie Paganini le 7 novembre 1934 (Rachmaninov et Stokowski, encore), la troisième symphonie voyant le jour sous la même baguette le 6 novembre 1936 et l’ultime page, les Danses symphoniques (1940), naissant en janvier 1941 sous la battue de son dédicataire Jenő Ormándy (Eugene Ormandy).
Encore plusieurs œuvres de Rachmaninov furent-elles enregistrées, à plusieurs reprises, par la formation étasunienne. L’aventure commence en 1924 avec les concerti (sans le quatrième, alors non écrit) sous ses propres doigts et dirigés par Stokowski, avec une redite du deuxième cinq ans plus tard. En 1934, la première discographique de la Rhapsodie sur un thème de Paganini (Stokowski, toujours) poursuit l’aventure qui s’achève lors des prises de son étalées du 4 décembre 1939 au 20 décembre 1941 : les premier, troisième et quatrième concerti par Rachmaninov et Ormándy, ainsi que la captation de la Vocalise, de L’île des morts et des trois symphonies confiées à la baguette du compositeur. De là à trouver une signature Rachmaninov dans la sonorité du Philadelphia ou une signature Philadelphia dans l’abord que l’on put avoir de ces pages…
De fait, on est bien tenté de l’ainsi considérer, à l’issue des deux concerts donnés en la salle Pierre Boulez, dimanche après-midi et lundi soir. À la barre, Yannick Nézet-Séguin, directeur musical de l’orchestre depuis 2012 (et jusqu’en 2026), avec lequel il a lui aussi entrepris en 2015 la gravure de cette musique, illustrée par la parution de quatre CD sous label Deutsche Grammophon – deuxième et quatrième concerti en 2018 ; premier et troisième concerti en 2019 ; Danses symphoniques et première symphonie en 2021 ; L’île des morts avec la deuxième symphonie en 2022 ; enfin, Les cloches et troisième symphonie en 2023. L’opulence du matériau instrumental et la générosité pleinement assumée de l’interprétation rappellent, en effet, les grands témoignages du passé, c’est indéniable, au point de plonger l’auditeur dans un moment d’histoire où il se sent privilégié.
C’est par l’une des pages créées par le Philadelphia que la fête commence, le Concerto en sol mineur Op.40 n°4 de 1926, révisé en 1928 puis une dernière fois en 1941 où il atteint son aspect définitif. De même que dans les gravures précisées plus haut, la partie soliste revient à Daniil Trifonov [lire nos chroniques du 27 novembre 2013, des 14 et 27 janvier 2016, du 19 mai 2017 et du 20 juillet 2019]. Dès l’amorce, l’Allegro vivace affirme un éclat puissant et toutefois fondamentalement mélancolique. Outre l’extrême complicité entre pianiste et chef, c’est la lecture plus personnelle de ce dernier qui frappe : dans la couleur comme dans sa présence au rubato réside un je-ne-sais-quoi qui n’est qu’à lui. Des cordes de cinéma, pour ainsi dire, luxuriantes à souhait, font formidablement profiter de l’écriture, quand Trifonov signe une ciselure infime, à la fois tonique et tendre. La profondeur de l’accord final laisse pantois. Amorce presque all’improviso d’une romance en solo, le Largo médian est habité d’un sourire un rien torve sur la dépression chronique, sourire déjoué par les incises tragiques des cordes. Même le travail de la nuance paraît prendre un jour auto-ironique. Avec ses appels cinglants, le second Allegro vivace est gagné par une urgence fiévreuse, consécutive au grand relief du galop liminaire. Un suspens insensé mène la suite du mouvement où l’on admire la félinité fascinante du jeu du soliste, osant la sécheresse la plus drue. Au faux triomphe, doux-amer, du tutti de prendre son tour violent d’opéra straussien !
La Rhapsodie sur un thème de Paganini Op.43, écrite en Suisse durant l’été 1934, intègre lundi le second rendez-vous. Si Trifonov orne son jeu d’une couleur plus moelleuse que la veille, l’exécution convainc pourtant moins. La souplesse musclée de l’orchestre demeure délicieuse, certes, et le dessin des timbres est simplement parfait, mais la survenue d’une baisse de régime se laisse entendre au fil des variations. Il n’empêche, le Dies irae est souverainement chanté, très vaste. Encore faut-il dire que ce moment suit la Vocalise arrangée par Rachmaninov en 1916 à partir de ses Romances Op.34 de 1912, ici donnée dans une exagération quelque peu sirupeuse qui ne la sert guère.
Deux fleuves sont programmés. D’abord, la Symphonie en mi mineur Op.24 n°2 conçue en 1906 et 1907, dont Rachmaninov dirigeait la première le 26 janvier 1908, à Saint-Pétersbourg. Joué comme il l’est dimanche, le premier mouvement (Largo – Allegro moderato) bénéficie de la fréquentation des symphonies de Sibelius par le chef québécois qui, depuis 2019, les grave avec son Orchestre Métropolitain de Montréal. Loin de tourner au pathos, Yannick Nézet-Séguin l’assume pleinement, offrant le bonheur extrême d’une savoureuse générosité des timbres. Opulence, fracas, contraste des nuances, nous voilà dans la tradition des grands orchestres nord-américains, comme autrefois. La capacité à bondir, la vivacité et l’enthousiaste effervescence sont autorisées par un haut niveau technique et une musicalité de chaque instant. Une épaisseur mobile, aussi paradoxale que cela puisse paraître, caractérise l’abord de l’Allegro molto dont on ne perd aucun détail, placé dans une lumière toujours gracieuse qui cependant ne se regarde pas elle-même. Exponentiel, le lyrisme va son cours dispendieux jusqu’à l’impératif. Faisant sonner l’héritage tchaïkovskien de l’Adagio, le chef donne la parole à ses complices. On admire le soin subtil placé par l’excellent Ricardo Morales dans le trait de clarinette, bientôt rejoint par le basson délicatement obombré de Daniel Matsukawa – ce duo est un moment de grâce. Enfin, le chef sculpte ardemment le contraste de l’ultime chapitre (Allegro vivace), sans heurts jamais.
Alors que la première partie du second concert laisse une demi-fragrance plutôt terne, le retour d’entracte délivre plus satisfaisants effluves. Il s’agit de la Symphonie en ré mineur Op.13 n°1 de 1895, celle d’un jeune homme de vingt-deux à laquelle le manque de maîtrise de maestro Glazounov ne sut rendre hommage. Cette première désastreuse, le 15 mars 1897 dans la capitale impériale, et la réputation lamentable qu’elle fit à l’œuvre furent suivies d’un long épisode dépressif. À l’âpreté chorale du Grave liminaire répond ici un Allegro ma non troppo dramatique où brillent, une nouvelle fois, les musiciens du Philadelphia : outre Matsukawa et Morales déjà cités (basson et clarinette), le hautboïste alsacien Philippe Tondre fait merveille. La vigueur des cuivres est également un atout de taille. Si ce premier épisode, plus encore que la symphonie suivante, se souvenait grandement de la manière de Tchaïkovski qui avait quitté ce monde deux ans auparavant, le deuxième (Allegro animato) paraît déjà proche du Rachmaninov américain. D’aucuns trouveront l’orchestre trop démonstratif : il n’en est rien, chaque accent et chaque trait inscrivant son effet dans une absolue nécessité musicale. Si la conduite de la nuance est exquise, encore s’appuie-t-elle sur le grand talent du premier violon, Juliette Kang, dont il faut saluer la sonorité mordorée. Il revient à Olivia Staton de livrer le trait de flûte du Larghetto, finement réalisé, quand l’ensemble des violons et altos cultive une intensité secrète. Remarquablement conduit par Joseph Conyers, parfait, le pupitre de contrebasses est égal à lui-même, d’une œuvre l’autre – incroyablement jouissif. On retrouve Tondre et Matsukawa dans les saveurs raffinées de l’Allegro con fuoco, entamé en marche de ballet romantique. Qu’on ne s’y trompe pas : si la description souligne les parfums, l’interprétation se love rigoureusement dans l’atrabilaire du compositeur. Bravi tutti !
BB