Chroniques

par bertrand bolognesi

Z mrtvého domu | De la maison des morts
opéra de Leoš Janáček

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 30 juillet 2018
à Munich, Frank Castorf transporte Dostoïevski et Janáček à Broadway...
© wilfried hösl

Comme nous l’avons souligné ce printemps, l’ultime opéra de Leoš Janáček connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Après la reprise de la mise en scène de Patrice Chéreau par l’Opéra national de Paris, en début de saison [lire notre chronique du 21 novembre 2017], l’entrée de l’œuvre au répertoire de la Royal Opera House était confiée à Krzysztof Warlikowski, dont le travail sera repris prochainement à Lyon [lire notre chronique du 19 mars 2018], tandis que l’ingénieux et sensible David Hermann signait, à quelques semaines près, une nouvelle production à Francfort, fort intéressante [lire notre chronique du 12 avril 2018]. Le 21 mai dernier eut lieu la première de la version de Frank Castorf qui, donnée en tchèque, succédait à la création munichoise de 1976, alors chantée en langue allemande. Nous assistons à sa reprise, dans le cadre du prestigieux Münchner Opernfestspiele.

Entre bagne tsariste, goulag soviétique ou centre de détention de Guantánamo, entre la fidélité bornée au récit et son extension vers d’autres horizons répressifs, bien des options sont envisageables. Avec la complicité de son scénographe habituel, Aleksandar Denić, Castorf invente une somme des enfermements politiques. Sur une tournette rapidement encombrante siège une énorme maison, comme dit le titre, surmontée de l’aigle à deux têtes, dûment doré, et de plusieurs bulbes d’une petite église orthodoxe. Un immense écran – fixe, lui – délimite l’espace, de même qu’un panneau publicitaire, également tournant, à la touche droite de la scène. Qu’y peut-on lire ? Pepsi Cola en caractères cyrilliques. Quant à la toile, il y sera projeté tour à tour des phrases extraites de diverses sources et les images captées en direct, dans les diverses zones du dispositif, par Andreas Deinert et Stefanie Katia Nirschl.

Dans cette scénographie opulente comme un bazar baroque, qui fait tourner la tête à donner des haut-le-cœur, Frank Castorf impose une impressionnante ronde des spectres, omniprésente, dans un univers de baraquements et de barbelés qui conjugue les souvenirs d’Auschwitz et de la Kolyma. Bombardée par diverses résurgences qui conduisent au pittoresque plutôt qu’elles invitent émotion et réflexion – affiche du film The Assassination of Trotsky (Joseph Losey, 1972), buste de Staline, déclamation (en espagnol) de la guérison de l’épileptique de Gérasa, épisode de l’Évangile de Marc, squelettes et sombreros du Jour des morts au Mexique, etc. –, la proposition demeure stérile. Les personnages sont systématiquement lustrés sur le mode, fort autoritaire (à l’instar des projecteurs violemment braqués vers les yeux du spectateur en guise d’intermède), de la caricature, ce qui rapidement lasse et bannit de la démarche générale toute profondeur. Le choix de confier le rôle d’Alieia à un soprano n’est pas une extravagance, mais fallait-il en faire la poupée de ces messieurs du camp, entre mythique жар-птица et vulgaire poule de bordel ? Ce n’était pas encore suffisant : Goriantchikov devient un vieillard dominé par une lubricité maniaque qui, plutôt que d’amener la compassion sur son destin comme sur celui de tous les détenus, nous en désintéresse – ne passons pas tout en revue, ce serait trop long. Deux éléments retiennent positivement l’attention : la présence de trois gros lapins vivants dans un clapier omniprésent, qui, loin d’être anecdotique, amène leur innocence au pays des brutes, et surtout la nuit, le jour étant absent de tout le spectacle.

En revanche, la prestation vocale est d’une excellente tenue, ce qui console amplement. Peter Mikuláš incarne un Goriantchikov fort attachant, d’un timbre idéalement rond pour un tel rôle. D’un ténor flamboyant, Aleš Briscein livre un Louka Kouzmitch incisif et puissant, qui fait peur [lire nos chroniques du 27 avril 2007, du 19 octobre 2008 et du 5 juillet 2014]. Charles Workman, très en forme, compose un Skouratov fébrile, déboussolé, dont la voix cultive des douceurs inattendues. En Don Juan de la pantomime, Callum Thorpe déploie une basse robuste. Dean Power est efficace en Tchérévine. La courte apparition de Niamh O’Sullivan en Prostituée montre l’impact solide d’un beau timbre. L’agilité du phrasé et la tendresse de la couleur caractérise l’Alieia d’Evguenia Sotnikova. Enfin, en robe à panier dépourvue de son étoffe, Bo Skovhus survient pendant la saynète. Plus tard, il chante un Chichkov intense auquel il prête une appréciable souplesse dynamique.

Grand bravo aux artistes du Chor der Bayerischen Staatsoper et à Sören Eckhoff qui les prépara. À la tête du Bayerisches Staatsorchester, Simone Young accompagne poliment la représentation, sans atteindre jamais le raffinement de couleurs qu’on attend de cette partition.

BB