Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 3 novembre 2018
L'excellent Mikhaïl Petrenko est Boris Godounov à Genève (Opéra des Nations)
© gtg | carole parodi

Avec cette nouvelle production du Grand Théâtre, donnée à l’Opéra des Nations en attendant que s’achèvent les travaux entrepris Place de Neuve, la musique est bien servie, en cet automne genevois. À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande en bonne forme, Paolo Arrivabeni signe une lecture sensible du chef-d’œuvre de Moussorgski, ici joué dans sa version de 1869 – soit l’orchestration originale plutôt que le remaniement de Rimski-Korsakov, et, pour ce qui est du drame, sans l’acte polonais ni la jacquerie dans la forêt de Kromy, comme c’est de plus souvent le cas désormais. Après avoir abordé il y a huit ans la mouture de 1872 à l’Opéra royal de Wallonie dont il était alors le directeur musical, le chef italien choisissait de revenir à l’essentiel, seul à rendre vraiment compte du génie du compositeur et de la modernité de cet opéra, en l’interprétant à l’Opéra de Marseille, l’an passé. Aujourd’hui, l’on apprécie les choix de couleurs, souvent délicats, le phrasé généreux, la respiration ample qui contraste avec des attaques parfois étonnamment crues (dans les moments-clés du sacre et du final, par exemple, où l’aura campanaire perd beaucoup).

Outre les artistes du Chœur du Grand Théâtre de Genève, dirigés par Alan Woodbridge – ils sont tous fort investis dans de saines interventions, y compris dans les passages solistiques du premier tableau, sans oublier la tendresse délicieuse des inserts du troisième –, saluons l’ensemble de la prestation vocale, tenue par une distribution bien choisie (à l’exception de Mitioukha). La jeune basse Oleg Budaratskiy [lire notre chronique du 1er juillet 2018], qui vraisemblablement chantera un jour Boris, offre un aigu cuivré, un grave puissant et, en général, une voix facile à l’Officier. Victoria Martynenko livre une Nourrice idéale, au timbre enveloppant. Le rôle de l’Aubergiste est confié avec avantage à Mariana Vassileva-Chaveeva. Si le ténor Andreï Zorin campe un Missaïl exemplaire, pour le chant comme pour le jeu, Alexeï Tikhomirov, grand Boris (il relaiera d’ailleurs son collègue pour la représentation du 14 novembre), donne un Varlaam mal dégrossi – certes, le personnage correspond bien à ce vocable, mais tout de même [lire nos chroniques du 18 avril 2008, du 4 décembre 2010, du 19 avril 2011, du 21 juin 2013, du 24 janvier 2014, du 28 novembre 2015 et du 16 février 2017]... Le mezzo-soprano suisse Marina Viotti offre à Fiodor un gosier stable et une présence parfaite. Facilité d’émission, douceur, clarté, précision de l’impact et de la ligne, voici les qualités conjuguées par le ténor Boris Stepanov, Iourodivi attachant et bien chantant qui rompt avec la tradition qui consiste à se contenter de geindre. Ce Fol-en-Christ est une bénédiction, pour ainsi dire ! Agressif à souhait, mais sans enlaidir jamais le timbre, l’Otrepiev de Sergueï Khomov se montre vaillant. Le baryton-basse Roman Burdenko honore la partie de Chtchelkalov d’une inflexion évidente et noble, d’une autorité naturelle et d’un art indéniable de la nuance [lire nos chroniques du 19 mars 2018, du 24 janvier 2017 et du 12 juillet 2012]. Avec sa complainte passionnée qu’elle assène d’un soprano souple et puissant, Melody Louledjian donne le frisson en Xenia, tellement tragique [lire nos chroniques du 13 septembre 2017 et du 10 septembre 2018]. On retrouve également Andreas Conrad, égal à lui-même en Chouïski lumineux [lire nos chroniques du 11 octobre 2006, des 4 août et 12 septembre 2010, du 1er août 2011, du 9 mars 2013, des 19 avril et 23 mai 2016]. Bien qu’accusant par moments des soucis de stabilité et un aigu fatigué, le Pimène de Vitalij Kowaljow possède la bienveillante sévérité qu’on en attend.

Maintes fois applaudie sur la scène internationale, la basse Mikhaïl Petrenko, volontiers wagnérienne mais sans négliger d’autres répertoires dont l’opéra russe [lire nos chroniques de Die Walküre, Parsifal, Götterdämmerung, Eugène Onéguine, Le prince Igor, Lady Macbeth de Mzensk, Rouslan et Lioudmila et, surtout, du Château de Barbe-Bleue], nous revient en Godounov confortable, avec un chant toujours en prise étroite sur le texte. La présence de la voix, d’une santé contagieuse, fait le principal quand l’incarnation s’en tient à une salutaire sobriété. En déployant un organe sensible et majestueux, Petrenko n’hésite pas à élever le rôle-titre jusqu’au lyrisme, ce qui n’est guère aisé dans le contexte théâtral de la soirée.

Après y avoir signé Fidelio il y a trois ans [lire notre chronique du 12 juin 2015], Matthias Hartmann est de retour à Genève pour ce Boris Godounov globalement raté. Dans l’espace incertain et peu lisible de Volker Hintermeier qui broie dans son moulin scénographique une trop vaste brouettée de signifiants, le metteur en scène allemand hésite : le drame du tsar imposteur se déroule-t-il juste après l’effondrement de l’URSS, ou alors juste avant ? Est-il cet effondrement ? Ou peut-être a-t-il souhaité en révéler au public l’inexorabilité dans le monde politique russe ? À moins qu’un message plus universel sous-tende sa proposition...

Les premières mesures sont amorcées devant un rideau noir où se dessinent une table et une chaise, de profil, avec un petit écran d’ordinateur obsolète. Puis se découvre une armada de tours, liées à la surveillance du peuple sur la place moscovite. À droite, une monumentale étoile dorée, soviétique. Sous la vêture que signe Malte Lübben, le peuple est d’aujourd’hui, tout en offrant quelques exemples de travestis. Plus tard, des prothèses dessineront sur les jambes de certaines dames des malformations étranges. De même les poches des uniformes et des costumes des personnages officiels de la garde rapprochée du tsar présentent-elles des reliefs hypertrophiés, quand les boyards arborent des pantalons à soufflets rappelant vaguement la Renaissance en Europe occidentale. Un grand escalier recouvert d’un tapis rouge laisse apparaître une cloche géante en haut des marches, puis un enfant sur lequel déposer couronne, caftan et sceptre, bientôt utilisé en porte-manteau des habilleurs qui préparent Boris à l’avant-scène, sous cinq grandes lettres lumineuses rouges qui écrivent son nom dans le ciel. Icônes, cierges et crucifix situent le monastère où le vénérable Pimène rédige chronique. L’auberge de la frontière est un bar à putes duquel s’échappe Grigori, jusque dans la salle. Et ainsi de suite… Un problème de poids : les changements de plateau, interminables, encombrés, désorganisés, inscrivent le spectacle dans une discontinuité qui le dessert.

BB