Chroniques

par bertrand bolognesi

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 8 septembre 2008
© damir yusupov

Il n’est pas si facile de jeter un regard neuf sur une œuvre du répertoire, de nombreuses expériences l’ont assez démontré. Quoiqu’on en dise, la prétention d’avoir à dire du nouveau nous paraîtra toujours plus louable que l’absence d’ambition artistique. Lorsqu’à cette volonté s’associe une analyse pertinente, le résultat a de grandes chances de faire mouche, dépassant le simple effet de choc. C’est ce que réussit non sans génie la mise en scène de Dmitri Tcherniakov. Son Eugène Onéguine montre le rôle-titre dans tout ce qu’il peut avoir d’imbécile et de surfait. À en pousser l’ironie au plus fort, il atteint la défense névrotique, mélancolie bien plus profonde que tout romantisme de surface. C’est précisément là où Pouchkine peut rencontrer Tchaïkovski, où Lenski peut s’éprendre d’Onéguine.

Tout (ou presque) s’y passera à table. On ne sortira pas des salons – celui de Mme Larina puis celui de Grémine. Lors d’un dîner gentiment vulgaire, sommes toutes sympathique, Tatiana surgit, figure neurasthénique qui tranche cruellement. Olga n’est pas la bonne vivante primesautière que l’on attend : elle aussi souffre de cette environnement et s’efforce de s’y conformer, jusqu’au désespoir. La maîtresse de maison rit comme une perdue, gifle les jeunes gens comme une matrone, boit comme un soudard. Quant à Onéguine, c’est bien la marionnette imaginée par Pouchkine que l’on brandit ce soir, le dandy creux et poseur jusqu’en ses propres illusions, celui qui ment à tous et à lui-même en premier lieu (se voulant cynique, peut-être craignait-il de vivre, faisant du dandysme son couvent). Un seul personnage paraît ne pas jouer : le poète. Lenski n’a rien d’un rêveur boutonneux : c’est au contraire un artiste plein de vie, de santé, d’excès, de fougue. Dans le vertige d’un bal d’Ensor, lui seul sait voir, comprendre et tenter l’impossible. Sous la malveillance provinciale qui attise les braises, la dispute fait grincer des dents. On joue à croire la provocation en duel, mais on n’y répond qu’avec dérision. Une lutte avec un fusil s’ensuit entre les garçons. Le coup part. Nous sommes dans une rigolade qui a mal tourné, mais dont le surgissement du drame pourrait tout aussi bien faire rire, comme ces événements tragiques convoqués par un Tchekhov qui, sans férocité, persistait à appeler ses drames des comédies. Le journal d’un fou (Gogol) ou Les Golovlev (Saltykov-Chtchedrine) ne sont pas loin.

À une direction d’acteurs précise, exigeante et inspirée répond une fosse presque chambriste dont le relief discret fait la part belle aux chanteurs. La conception d’Alexander Vedernikov sonne large, onctueuse, mais également pleine de danger. Profonde s’y avère la touffeur mélancolique et l’urgence sentimentale, souvent désirante. À son service : des cordes moelleuses à souhait, des cuivres de rêves, des bois tendres. Le trait n’est jamais forcé, ce qui équilibre l’expression générale.

Côté voix, le mezzo opulent de Margarita Mamsirova surprend en Olga, mais bientôt défend si aisément par sa couleur les choix de la mise en scène qu’on ne lui entend plus d’autres gosiers possibles à l’entracte. De même le vibrato généreusement lâche de Makvala Kasrashvili convient-il parfaitement à cette Larine-là. À un Grémine malmené l’on préfère l’irréprochable Zaretski de Valery Gilmanov. Quoique dotée d’un timbre charmant dont use un chant souple, Tatiana Monogarova accuse quelques soucis de justesse, un soutien parfois oublié, qui n’en font pas une Tatiana impérissable. Enfin, l’Onéguine de Vladislav Sulimsky accroche les attaques aigues, enfonce le grave et nuance peu : c’est moindre mal, cette façon de faire rendant d’autant antipathique l’incarnation.

LA voix de la soirée s’appelle Andreï Dunaev.
Nous retrouvons avec plaisir ce ténor qui déjà chantait Lenski à Strasbourg, il y a six ans. On avait alors apprécié la clarté du timbre, l’élégance absolue de l’émission, l’expressivité subtilement nuancée. On lui découvre aujourd’hui un phrasé d’une évidence rare, une maîtrise discrète de la projection, un impact encore plus précis et une pâte qui s’est étoffée. Dans un spectacle faisant de Lenski le héros de l’opéra, c’est tant mieux !

BB