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Иоланта | Iolanta
opéra de Piotr Tchaïkovski (version de concert)
Le programme de l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg à Paris [lire notre chronique de la veille] se poursuit cet après-midi par l’ultime œuvre lyrique de Tchaïkovski. Au départ, un conte d'Andersen. Puis le Danois Henryk Herz écrit en 1853 la pièce La fille du roi René qui en est l'adaptation scénique. Paraît ensuite en Russie une traduction de ce texte par Konstantin Zvantsev. En 1890, alors que La Belle au bois dormant connaît un grand succès mais qu'on en dénigre injustement la musique, Tchaïkovski, déçu, décide de voyager et de passer l'éponge le plus vite possible. Il répond positivement à deux commandes : celle d'une musique de scène pour Hamlet que lui fait Lucien Guitry, et celle du directeur des théâtres impériaux, Ivan Vsevolojski, qui désire montrer le même soir un ballet et un opéra en un acte. Il accepte à ce moment-là une grande tournée de concerts aux États-Unis et demande à son frère Modeste de préparer un livret à partir de la traduction de Zvantsev. Ce sera la Iolanta présentée aujourd'hui. Il faut attendre décembre 1892 pour voir les deux œuvres créées au Mariinski. Cette fois, ni le ballet Casse-noisette ni l'opéra ne trouvent grâce aux yeux comme aux oreilles du public et de la critique. C'est un échec.
La découverte d'Iolanta surprend.
On n'y retrouve pas le traitement habituel des cordes, le lyrisme des ouvrages plus anciens. Rien de commun avec les concerti pour piano, celui pour violon, Черевички ou encore Пиковая дама – Cherevichki et La dame de pique. C'est un climat d'un calme étrange qu'exploite le compositeur, soignant l'orchestration sans véritables effets de masse, comme pour le prélude, ouvert par les vents dans une grande délicatesse. Somme toute peut-on évoquer l'écriture très précise qui domine Eugène Onéguine, mais sans les débordements sentimentaux qu'occasionnent Lenski ou Tatiana, ni les effets d'un accompagnement adéquat du drame à illustrer. On ne craint rien, dans Iolanta, on ne peut imaginer un seul instant que cette histoire se termine mal. De fait, la princesse aveugle et innocente recouvre la vue grâce à l'amour, le roi René rend sa parole au Duc de Bourgogne qui en aime une autre, et accepte l'union des vrais amoureux, Vaudémont et sa fille. Nous voilà loin des fins tragiques auxquelles le compositeur nous habitua. On parlera d'une certaine sérénité, en général, l’auteur préférant se concentrer sur les possibles recherches purement musicales que sur la dramaturgie. De fait, l’intrigue paraît gentillette. Aussi entrevoit-on aisément qu’une exécution en version de concert lui suffise largement.
De fait, nulle déception, puisque la talentueuse formation et son chef Yuri Temirkanov – autrement dit, la russification de Temir Khan : le chef de fer, dans les langues d’Asie centrale de l’extrême sud-est de l’Empire et du Caucase, comme l’ancienne Кыргызская республика (République kirghize) ou la Кабарди́но-Балка́рская Респу́блика, la Kabardo-Balkarie dont il est originaire – se sont entourés de chanteurs à même de rendre le meilleur hommage qui soit à cette page.
Sergueï Alexachkine offre l'avantage d'un timbre très présent, envahissant parfois, doté de riches harmoniques, et donne toute sa crédibilité au roi René, monarque éclairé, prudent, puissant et clément, père avant tout. La voix est ample, pas toujours exactement sur la note – le défaut de sa qualité. Sa fille Iolanta, jeune aveugle qui ne le sait pas et qu'on a ordre royal d'entretenir dans l'ignorance de son infirmité, est chantée par Marina Mescheriakova qu'on entendit ici même dans Le démon de Rubinstein [lire notre chronique du 27 janvier 2003]. Les tentatives de jeu ne sont pas des plus heureuses, mais la tenue vocale se révèle irréprochable.
Le public réserve un triomphe inexplicable au baryton Dmitri Hvorostovsky qui chante le rôle de Robert de Bourgogne, un rôle plutôt limité, avec un air véritable et quelques phrases dialoguées ici et là. Le timbre est charmant, la voix aimable, mais rien de plus que ce que l'on est tous en droit d'attendre d’un artiste. En revanche, le Vaudémont de Gegam Grigorian est d'une splendeur sans nom. Certes, on aura remarqué des difficultés dans le medium qui a nettement perdu de son assurance, ces dernières années, comparé à d'anciennes prestations du ténor arménien ; mais les aigus demeurent d'une pureté, d'une puissance et d'une facilité remarquables. Saluons également la nounou Martha que sert admirablement le jeune mezzo-soprano Elena Manistina. Enfin, le médecin arabe Ibn-Hakia, « qui n'a d'oriental que le costume et le maquillage », comme l'écrivit Michel Rostislav Hofmann – comprenez que Tchaïkovski conçut avant tout le rôle comme la présence d'une calme sagesse et non selon les naissantes investigations orientalistes de Borodine et Rimski-Korsakov – bénéficie de l’interprétation magistrale de Sergueï Leiferkus qui use d'une impressionnante maîtrise de ses moyens, paraissant inépuisables après la prouesse de la veille.
BB