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à la découverte de KRUSH
Olivier Fredj, Shani Diluka, Matias Aguayo, SR9, etc.
19 septembre 2024 : retenez bien cette date ! Ce soir-là, le Théâtre du Châtelet (Paris) accueille sur sa scène la famille Paradox Palace en son troisième spectacle, KRUSH, soit trente-cinq acteurs, chanteurs, danseurs, diseurs et musiciens non-professionnels issus d’établissement pénitentiaire, du SAMU social, de l’hôpital, de La Maison Perchée et de l’EHPAD. Ils s’expriment à travers des textes nés en ateliers d’écriture, avec le Trio SR9 (percussions), Matias Aguayo (musique electro’) et la musique de Bach jouée par Shani Diluka (piano). Lors d’une répétition passionnante, Anaclase rencontre pour vous une belle et grande équipe…
Menée par le metteur en scène Olivier Fredj, l’aventure a commencé il y a quelques années, jusqu’à mener à la création d’un triptyque. Ainsi le Théâtre du Châtelet accueillait-il Watch en 2022, dont le thème était le temps, puis Flouz l’année suivante, avec un titre qui laisse entendre clairement le sujet. Arrive maintenant Krush, explorant le lien et la relation. Jeudi après-midi, grâce à la gentillesse de Julie, nous descendons dans un studio de répétition du théâtre où travaille l’équipe. « Bonjour… bonjour… » et nous sommes posés sur une chaise à découvrir quelques scènes de Krush, mais surtout celles et ceux qui le font. Conscients d’occasionner peut-être une intrusion nuisible, tentons de nous faire le plus petit possible… mais non, en toute simplicité les sourires et les échanges reçoivent le visiteur sans façon, dont la présence ne saurait, de toute façon, fragiliser si solide entité.
Tandis qu’Arthur, l’assistant metteur en scène, précise verbalement une entrée, un geste, un mouvement d’ensemble, au piano Ernestine Bluteau reprend le début du prochain Bach à jouer. Surprise : tout en semblant voyager en quelque rêverie, Alphonse, le géant gracile, esquisse quelques pas, presque rien, trois secondes à peine – il danse et il a raison ! Bientôt l’on retrouve l’agrément baroque et sa respiration inouïe, mais aussi la broyeuse du métro et ses annonces dépersonnalisantes, autant de variations composées par Matias Aguayo, tandis qu’un prénom est appelé, Hermann.
« Le projet répond à mon questionnement : comment bouger dans la vie avec la musique », confie Matias. S’il continue de s’étonner, regard sainement ébaudi, quant au bonheur de travailler dans une grande diversité de personnes, l’artiste insiste sur ce que tous ont à apprendre de ce moment passé ensemble. « La dynamique de travail est inhabituelle et déroutante, parce qu’elle impose de développer beaucoup de choses pendant les répétitions, sur le vif, plutôt que de réaliser en amont et de coordonner ensuite. C’est une invention perpétuelle, ancrée dans chaque instant. » Chaque spectacle génère des rencontres, mais cette fois la rencontre est au centre : elle est le propos même du projet. « C’est très émouvant et vraiment riche », dit Ernestine qui, par ailleurs, a dirigé et animé des ateliers en prison autour de l’opéra, faisant chanter un public qui jamais n’en avait entendu ni vu. « Pour moi, le plus étonnant, poursuit-elle, c’est la proximité des moments occupés par la musique de Bach et ceux fait de sons concrets, toujours composés, comme de véritables variations, d’ailleurs ».
Alors, oui, il s’agit bien de réunir des forces et de faire quelque chose tous ensemble, d’où que l’on vienne, mais encore de favoriser un autre regard sur chacun, de la part des spectateurs ici, au Châtelet, mais aussi des recruteurs, car il y a bel et bien une dimension d’insertion dans la démarche de Paradox Palace qui fait lien entre détenus actuels ou anciens et recruteurs. Olivier met l’accent sur cet aspect-là : « le but de la présentation en scène, soit un spectacle donné par des artistes non-professionnels qui ont découvert leur créativité avec ce projet, est aussi de générer des rencontres différentes, de leur donner la possibilité de se présenter dans de meilleures conditions ». De fait, l’accès réel à l’emploi est bien présent au fil de l’aventure, comme c’est le cas du géant gracile évoqué plus haut, ou encore l’initiative comme la vit Nadir Chebila qui a créé une association d’accompagnement à l’emploi et à la création d’entreprise pour les anciens détenus.
Parce que nous ne sommes pas indifférents au contraste fertile entre la dense puissance énergétique qui circule ici et la douceur, omniprésente entre tous, sans minimiser jamais le propos ni inventer quelque pathos que ce soit, et bien que la survenue d’un feu ne paraisse jamais impossible, c’est sur la bienveillance que s’engage le dialogue avec Nadir. « Les endroits d’où l’on vient sont fermés. L’hôpital, la prison, c’est à part, non ?... Et la solidarité, on ne fait pas sans, je crois », affirme-t-il. « En prison, les gars sont obligés d’être ensemble. Alors, dans le cadre de ce projet, c’est très simplement que chacun va vers l’autre, avec son authenticité, sa sincérité. Tout cela est cadré par l’équipe artistique, bien sûr, sans quoi il n’y aurait peut-être pas de spectacle puisque nous découvrons tous ce que nous pouvons faire sur une scène. Il y a d’abord eu des ateliers d’écriture au sein de chacun de ces centres : la prison, l’EHPAD, l’hôpital, La Maison Perchée, la SAMU social, etc.
Les ateliers fonctionnent par des textes, mais aussi des jeux, des chansons, des improvisations, etc. Cette collecte dure environ trois mois, et c’est toujours collectif : il n’y a qu’au moment de choisir quoi faire, quoi dire, que l’équipe vient y mettre un peu d’ordre, parce qu’il faut une cohésion ».
S’il fallait résumer le plus important à ses yeux ? « Tout d’un coup j’ai vu que l’art est profondément important pour nos milieux exclus, ce que j’étais loin d’imaginer. Ce n’est pas vouloir faire le comédien, non, mais apprendre à connaître l’autre, à se faire confiance – confiance en soi-même et en les autres. Et on a tous découvert qu’on avait de la créativité ! Pour ceux qui sont mis à l’écart, c’est incroyable comme ça fait sens ».
Olivier Fredj développe le propos. « En centre de détention, que nous le voulions ou non nous sommes arrivés avec LA culture, celle reconnu officiellement comme telle, selon une approche qui d’emblée m’a semblée erronée, puisqu’il ne peut y avoir une seule culture, évidemment. Dans le sillon de la pensée d’Édouard Glissant (Tout-Monde, Traité du Tout-Monde, etc.), nous avions à outrepasser les frontières, dès lors placés en dehors de la logique capitaliste de production par une expérience nouvelle du temps… ou qui paraissait nouvelle alors qu’en réalité elle est beaucoup plus partagée qu’on le croit. » Ce temps, c’est aussi celui, assez important, passé dans chaque lieu, comme le précise Shani Diluka qui, à la prison de Meaux, présentait Schuberts Winterreise (eine komponierte Interpretation) de Zender en plein Covid, à l’initiative de l’Orchestre de chambre de Paris. « J’ai proposé aux détenus qu’ils écrivent sur eux, sur leur vie, en écoutant les Lieder de Schubert. En naquirent des textes extraordinaires qui ont bouleversé les équipes de la prison comme l’équipe artistique. Puis le Châtelet nous a invités à montrer sur sa scène le travail ainsi construit, joué par les détenus alors autorisés à s’y rendre pour rentrer tout de suite après en cellule ».
Le metteur a choisi Bach comme fil conducteur des trois spectacles, le triptyque ayant été rejoint cette année par La Maison Perchée – accueil associatif non médicalisé, conçu sur le principe de la pair-aidance, d’adolescents et de jeunes adultes connaissant un trouble psychique, situé au 59 avenue de La République, dans le onzième arrondissement (Métro Rue Saint-Maur) –, tout spécialement pour Krush. « D’un spectacle à l’autre, la famille s’est agrandie, avec l’arrivée de nouvelles personnes s’associant à celles qui ont commencé le projet : elles étaient six au départ, et les voilà trente-cinq ! », commente Olivier. Depuis le début, il s’agit de mettre en valeur des expériences de vie « que le public n’a pas et que je n’ai pas », dit-il, « que je n’ai pas envie d’avoir un jour – qui a envie d’aller en prison, de dormir dans la rue, etc. ?... », sans jugement, sans regard négatif, car « l’expérience acquise là est positive et singulière ». De fait, La Maison Perchée, à travers les activités qu’elle anime, les expositions qu’elle propose et les concerts qui s’y jouent, s’inscrit logiquement dans la démarche de mise en valeur de la créativité de chacun.
Shani, qui depuis longtemps déjà jouait pour des enfants autistes, pense jouer différemment depuis cette expérience : « les détenus ne connaissaient pas la musique de Schubert, de Zender, Glass ou Bach. L’impact de ces musiques sur eux a été très marquant, autant pour l’être humain que je suis que pour la musicienne que je suis. Ayant mesuré l’impact de la musique sur le public innocent,nouveau du moins, on touche la question de l’adresse de l’élévation spirituelle qu’elle induit – la vraie question, au fond, voire la seule. La musique amène alors chacun à rencontrer sa propre vérité ». Elle tisse une trame entre les différentes expériences sociétales. Si l’on pose à Olivier la question d’une sensibilité particulière à s’engager dans un tel projet, il répond s’être toujours trouvé proche de l’accompagnement social : « j’ai beaucoup de plaisir à composer des spectacles en croisant des mondes et leur matière : cela suscite un langage en perpétuelle évolution, ce qui demande une gymnastique certaine, une souplesse qui me plait. Les sujets sont lourds, mais il y a quelque chose d’extrêmement festif à les partager, rien n’est triste dans le pétillement continuel de cette expérience, et cela, c’est une leçon sur la force de l’être humain à dépasser les choses ».
À Shani, le mot de la fin : « l’excellence importe d’abord, celles de l’Orchestre de chambre de Paris pour commencer, de l’Ensemble intercontemporain l’an dernier, enfin du Trio SR9 maintenant, toujours au meilleur niveau possible : c’est une nécessité, sans quoi la dimension spirituelle ne pourrait avoir lieu ». Merci à toutes et à tous, et hâte de découvrir Krush !