Chroniques

par bertrand bolognesi

Étienne Jardin
Exposer la musique – Le festival du Trocadéro (Paris, 1878)

Horizons d’attente / Palazzetto Bru Zane (2022) 384 pages
ISBN 978-2-491382-03-2
Étienne Jardin raconte le festival du Trocadéro (Paris, 1878)

Structuré en sept grandes parties, l’ouvrage passionnant de l’historien Étienne Jardin, directeur de la recherche et des productions du Palazzetto Bru Zane (PBZ, Centre de musique romantique française de Venise), raconte, sans omettre un détail, l’aventure du Festival du Trocadéro, celle d’une programmation musicale d’un type totalement inédit avant l’événement qui s’est tenu pendant six mois de l’année 1878 (du 6 juin au 10 novembre), à Paris. Dans Montrer, rassembler, ornementer, l’auteur s’attache à définir la notion d’exposition, assez claire si l’on parle arts plastiques mais particulièrement vague quand il s’agit de musique. C’est l’occasion de situer le paysage musical français dans l’Europe de la fin du siècle, et sa carence en vastes salles de concert, à l’inverse de ses voisins britanniques et germains. Encore faut-il revenir sur une autre notion, celle de festival, un mot qui n’a pas toujours eu le sens qu’on lui prête de nos jours et une pratique loin de s’être facilement imposée sur le continent, n’en déplaise à la mémoire d’un certain Berlioz qui en espérait beaucoup, en vain. Ici nous abordons les activités des orchestres parisiens, dans une perspective comparative qui en révèle les mutations et les progrès. Un rappel est également fait des précédentes expositions universelles et de la manière dont elles intégrèrent plus ou moins (et souvent moins que plus) la musique, en relation avec les premières à l’Opéra. Avec Pour une exposition musicale, il fait pénétrer le lecteur dans l’administration française de la musique et des arts, jusqu’en leur fiscalisation, et l’amène peu à peu aux prémices de l’exposition à venir, aux pressions qui s’y disputent, aux rêves des uns et des autres, souvent déçus. Pourtant, la belle nouveauté est la participation majoritaire de l’État dans l’entreprise, qui vient garantir une saine efficacité à ses divers chantiers. Passé la colère d’un tel qui n’est pas choisi comme l’architecte du palais de la musique, l’observation d’un concours qui ne semble pas géré d’une manière tout à fait probe, le temps est venu de dresser La règle du jeu.

Comment a-t-on pu organiser le festival, sur quelles bases, selon quels principes ? Tel est le sujet de cette troisième partie, où l’on prend connaissance de la Commission des auditions musicales, dont quinze des vingt-six membres sont issus du Conservatoire de Paris, avec six lauréats du Prix de Rome (Ambroise Thomas, Charles Gounod, Ernest Guiraud, Théodore Dubois, Louis-Albert Bourgault-Ducoudray et Jules Massenet). Les institutions représentées sont le Conservatoire, l’Opéra, l’Académie des Beaux-arts et le ministère de l’Instruction publique. Par l’intermédiaire de son chef d’orchestre, le violoniste et compositeur Edme-Marie-Ernest Deldevez, la Société des concerts du Conservatoire a droit au chapitre. Si le désir commun était de situer la programmation à la pointe de la modernité française, encore fallait-il que tous s’entendent à définir cette dernière et s’accorde sur ce que l’on devait considérer comme français – vastes sujets… Leo Delibes réussit à faire adopter comme date d’entrée dans la modernité l’année 1830. Et qu’en sera-t-il des genres à jouer ? On s’entend pour écarter l’opéra, bien servi par ailleurs, et l’on regarde de si haut l’opéra-bouffe, l’opérette et la chanson de café-concert qu’ils « sont purement et simplement ignorés au cours des débats ». Enfin, quels pays accueillir ? « Malgré l’humiliation de Sedan, un nombre conséquent de membres conçoivent difficilement que l’on puisse organiser une exposition musicale internationale sans la patrie de Wagner […] La peur de l’émeute antigermanique pousse la commission à s’interroger sur l’usage de la langue de Goethe au cours des concerts. Aucune décision claire ne sera prise. » Elle s’entendra toutefois à nommer neuf groupes étrangers : l’Angleterre, Italie avec Monte-Carlo et San Marino, l’Autriche-Hongrie, la Russie, la Belgique à laquelle sont assemblés Luxembourg, Suisse et Pays-Bas, le Danemark avec Norvège et Suède, l’Espagne avec Grèce et Portugal, les deux Amériques formant le groupe huit quand le neuvième mêle la Chine, la Perse, le Siam, la Turquie et le Japon – pour finir, ce groupe sera résumé au Maroc et à la Tunisie. Des diktats comme « l’orchestre français de l’Exposition universelle française exécutera exclusivement des œuvres françaises » trouvent, près de cent-cinquante ans plus tard, quelque écho dans la curieuse actualité politique qui est la nôtre. Une fois tout le monde d’accord, il est l’heure d’Organiser les concerts officiels, quatrième section du livre, où il est question de la construction et de l’inauguration de la salle, des arrangements commerciaux avec les facteurs d’instruments, de la construction du grand orgue par Cavaillé-Coll et des aléas de son règlement, enfin des compositeurs à jouer et des programmes présentés.

Les cent jours de l’exposition musicale peuvent être enfin contés par la plume alerte d’Étienne Jardin. « Une centaine d’événements se succèdent l’après-midi, occupant alternativement la salle des fêtes et une salle de conférence. L’exposition musicale lance une série d’activités encore jamais tentées. Elle donne lieu à l’inauguration de ses deux salles ; elle mobilise un orchestre qui ne lui préexiste pas ; elle présente un orgue neuf ; elle expérimente une programmation fondée sur des principes non conventionnels. » Ainsi suivons-nous, tant que faire se peut, le Festival du Trocadéro, à partir de l’inauguration, ce qui conduit au pénultième épisode, Le répertoire exposé, dûment observé sous de nombreux angles complémentaires. Pour finir, on lit « une question reste posée à l’issue de notre étude : quel a été l’impact du festival sur les acteurs de la vie musicale parisienne eux-mêmes ? » En guise de conclusion, l’auteur dessine Le temps d’un délire dont nous ne vous dirons rien – lisez-le, c’est encore mieux ! Édité par Horizons d’attente, dont nous avions salué la parution de l’excellent Tant que les révolutions ressemblent à cela d’Igor Contreras Zubillaga [lire notre critique de l’ouvrage], et le PBZ, cet essai se révèle plus que brillant.

BB