Chroniques

par jorge pacheco

Adriaen Willaert
Vespro della Beata Vergine

1 CD Ricercar (2012)
RIC 325
Adriaen Willaert | Vespro della Beata Vergine

Si Adriaen Willaert, compositeur d'origine flamande, probablement né à Roulers vers 1490 et mort à Venise en 1562, n'est pas le premier à avoir exploré les possibilités de « spatialisation » (pour employer le mot en usage aujourd'hui) qu'offrait l'architecture de la Basilica di San Marco de Venise où il occupa la fonction de maitre de chapelle de 1527 jusqu'à sa mort, c'est à lui que l'on doit l'intégration de cette pratique dans une conception musicale à grande échelle. Grâce à cela et à son vaste catalogue, il est considéré comme le fondateur de l'École vénitienne, mouvement qui rayonna partout en Europe jusqu’aux débuts du XVIIe siècle et dont le dernier grand représentant est Claudio Monteverdi (Crémone, 1567 – Venise, 1643). La filiation avec Monteverdi n'est pas seulement dans l’étiquette : lorsque ce dernier compose ses Vespro della Beata Vergine, œuvre d'une somptuosité inouïe où il met en œuvre toutes les techniques de son art, c'est chez Willaert, auteur de psaumes destinés aux vêpres « della Madonna », qu'il trouve le premier antécédent à son entreprise.

Tel est le point de départ du disque de la Capilla Flamenca paru chez Ricercar. En puisant dans différents recueils de Willaert, l'ensemble belge tente de reconstruire un service de vêpres tel qu'il aurait pu se dérouler du vivant du compositeur à Venise.

Les cinq psaumes, qui se trouvent au cœur de l'office des vêpres, sont tirés du recueil Di Adriano e di Iachet i salmi appartenenti alli Vesperi, publié en 1550. Comme son nom l'indique, le volume regroupe des psaumes composés par Willaert et par le compositeur français Jachet de Mantoue. Ils sont écrits selon deux modèles : celui nommé des salmi con le sue risposte où les deux chœurs, séparés spatialement (par leur emplacement) et musicalement (par des cadences et la quantité de chanteurs à constituer chacun) chantent en alternance un verset du texte, ainsi que celui des salmi spezzati où les deux chœurs se chevauchent, le deuxième entrant au moment de la cadence du premier, pouvant même se superposer pour atteindre un sommet expressif. Dans le cas des salmi con le sue risposte, les deux compositeurs collaborent étroitement, Willaert signant le premier chœur et Jachet le deuxième, ce qui offre une perspective très intéressante du style des deux maîtres et de leur manière de se répondre, par développement ou contraste.

Dans cet enregistrement la structure des vêpres est complétée par le psaume Deus in auditorium, chanté avec la technique polyphonique du faux bourdon, le motet Benedicta es coelorum Regina, extrait du recueil Musica Nova (Venise, 1559), l'hymne Ave maris stella, extrait de l'Hymnorum musica (Venise, 1552), et un sublime Magnificat à quatre voix. Conformément à l’usage de l'époque, toutes les pièces se font a capella. De brèves pages d’orgue (une Toccata et trois Ricercare) du même Willaert et une Toccata de l’Italien Annibale Padovano s'intercalent entre les différentes parties de la liturgie, ce qui permet de garder une écoute aérée sans sacrifier la cohérence de l'entreprise, compte tenu du fait qu'alors le regroupement d'œuvres de compositeurs différents était pratique habituelle.

Ainsi avons-nous, à travers les différentes étapes de cette liturgie imaginaire, un bel échantillon du style raffiné de Willaert : clarté du tissu polyphonique, fluidité des lignes, respect dans l'émission et la compréhension de la parole sacrée en sa transsubstantiation musicale, ainsi que nous pouvons le constater en écoutant, par exemple, le sixième verset de Dixit DominusIl exerce la justice parmi les nations : tout est plein de cadavres ; il brise des têtes sur toute l’étendue du pays »), spectaculairement rendu par l'ensemble flamand.

L'enregistrement des chœurs, réalisé à la Chapelle des Sœurs de Saint Vincent de Gijzegem, reproduit l’atmosphère d'une célébration liturgique sans chercher à embellir la sonorité de manière artificielle. Cela nous vaut parfois des consonnes un peu grinçantes (notamment les s et les t, qui ressortent bien au-dessus du reste) sans toutefois nuire à une interprétation de haute qualité, équilibrée et sobre, qui ne renonce pas à une saine expressivité. Le choix de la prononciation à l'italienne du latin se justifie, car c’était certainement d'usage à l'époque et dans la ville où cette musique fut conçue. Réalisée à la Basilica di San Petronio de Bologne, la prise de son de l'orgue étonne par sa clarté et la légèreté du timbre de l'instrument (Lorenzo da Prato, 1475).

Voici un excellent disque où s'allient de façon rare intérêt musicologique et grande qualité d'interprétation. Il est de plus accompagné de notes développées et richement documentées, élaborées par Katelijne Schiltz. Espérons qu’il invite à une longue série par laquelle la Capilla Flamenca vienne rendre enfin justice à celui qui fut un des compositeurs les plus importants entre Josquin et Palestrina, aujourd'hui peu joué et encore moins connu. Une objection, toutefois, de l’ordre du petit détail : l'auditeur non latiniste serait certainement content de trouver dans le livret la traduction des textes bibliques chantés – force est de constater que l'enseignement du latin est fort moins répandu qu'à l'époque où cette musique, indissociable de son contenu littéraire, était encore en service dans les églises et sans la compréhension duquel notre appréciation de ses qualités resterait réduite.

JP