Chroniques

par bertrand bolognesi

Alban Berg – Gustav Mahler
Lulu Suite – Das klagende Lied

1 CD Deutsche Grammophon (2013)
477 9891
Alban Berg – Gustav Mahler | Lulu Suite – Das klagende Lied

Non sans émotion l’on retrouve au disque ce concert entendu au Salzburger Festspiele il y a deux ans. Du programme d’alors cette heureuse « mise en conserve » n’a pas retenu l’interprétation de l’air de concert Der Wein de Berg, mais s’est concentrée sur sa Lulu Suite, introduite par Das klagende Lied de Gustav Mahler.

Inflexion sensuelle et coloration délicate habitent d’emblée le fondu des timbres du Rondo, sur une moire de cordes savamment tissée, à l’opposé du dessin plus simple, presque naïf, des flûtes (de cette naïveté trouble de l’héroïne de l’opéra). L’onctuosité des cuivres de la Philharmonie viennoise caresse incroyablement l’écoute, à l’inverse du piano de l’Ostinato suivant qui s’affiche trivial, pour ainsi dire, presque « sale », même. De la fièvre des cordes s’élève l’aura pathétique des cuivres, dramatiquement conclue par une percussivité sans appel. La souplesse presque élastique de la voix d’Anna Prohaska sert le Lied der Lulu d’une musicalité séduisante, dangereuse même, d’une présence irrésistible. Au violon caressant qui clôt le mouvement répondent les épiques Variationen où Pierre Boulez déploie un grand souffle. Lueur blafarde, énigme noire… sans arborer la crudité radicale de l’enregistrement CBS (avec Judith Blegen et le New York Philharmonic, 1979), l’Adagio secoue franchement l’estomac. Le soprano révèle une tragique ferveur amoureuse. L’ultime accord met souverainement terme à cette traversée palpitante et résumée de la sombre histoire de Lulu.

De l’interprétation du klagende Lied nous parlions alors d’un « moment historique » [lire notre chronique du 31juillet 2011]… Loin de ternir le souvenir qu’on en garde, la parution de cette galette confirme la conscience d’avoir assisté à un concert exceptionnel qui marquera le festival à jamais. Cette œuvre de jeunesse de Mahler est approchée avec une subtilité sans pareille. La nuance est infime, la ciselure des bois incomparable, le relief du motif partagé des violoncelles et contrebasses (qui annonce la Symphonie n°2) invraisemblablement prégnant. L’alto d’Anna Larsson impose une teinte mâle, tandis que Johan Botha place très en avant son ténor. La perfection des duos féminins laisse pantois. Douceur, précision des timbres et sentiment de souplesse presque dansée dans l’appui sur le dernier temps de chaque mesure du motif conducteur induisent un symbolisme cependant discret. « Ein Spielmann… » bénéficie d’un cordial balancement, mais encore d’une restitution fidèle de tous les détails d’orchestration. Les traits solistiques sont admirablement servis par des Wiener Philharmoniker en véritable communion avec Boulez, comme en témoignent encore les passionnantes syncopes, haletantes, qui dramatisent l’entrée du chœur. La dernière séquence de la première partie gagne en hauteur dans la gracilité de la harpe, mais encore avec la tendresse d’Anna Larsson. Au double violon-flûte clarteux est opposé le frémissement chambriste des cordes et le contraste presque opératique du chœur, avec ses « Wehe » d’apocalypse.

La seconde partie survient dans l’éclat cinglant du dernier mouvement de la Symphonie n°1, avant de se couler dans cette aura wagnérienne des futurs Gurrelieder – la cantate de Mahler date de 1879 et fut révisée une deuxième fois en 1898 et créée en 1901 ; l’écriture de l’œuvre de Schönberg commençait en 1900. Le Fernorchester ne perd pas l’incongruité de son effet dans la prise de son. Le chef réalise la pompe royale dans une dérision proche de Wozzeck (qui lui aussi en appellera à une fanfare au loin, d’ailleurs). La sombre impédance de ses propres enregistrements des Troisième et Sixième est au rendez-vous du Viel langsam, contrariée par l’élan moelleux des cors. Une certaine volupté gagne « Hört nicht des Jubels… », rejointe par la demi-teinte du chœur.

La voix de Dorothea Röschmann vient illuminer toute la fin, laissant oublier le côté fragmenté de la pièce pour laisser aboutir le drame dans la violence de son aigu. Saisissant d’expressivité, le postlude Sehr langsam und schleppend en calme l’inflammation sans guérir l’inquiétude. L’exécution s’achève dans un élan profond. Une référence, assurément !

BB