Chroniques

par bertrand bolognesi

Alban Berg
Lulu

1 DVD TDK (2003)
DV-OPLULU
Production de l'Opernhaus de Zürich, en novembre 2002

Le 2 juin 1937, l'Opéra de Zürich créait l'ouvrage inachevé d'Alban Berg, disparu dix-sept mois plus tôt d'une infection généralisée due à une piqûre d'insecte mal soignée. Si le compositeur put tout de même entendre la création de sa Lulu-Suite lors de sa dernière sortie au concert, le 11 décembre 1935 – sous la baguette d’Oswald Kabasta –, il ne vit jamais son deuxième opéra sur scène. Pour ces raisons, sommes toutes historiques, l'Opernhaus de Zürich a décidé de monter Lulu dans la version en deux actes, plutôt que de présenter celle que Friedrich Cerha acheva pour l'Opéra de Paris et Pierre Boulez (1979). Le présent DVD témoigne donc d'une des représentations de cette production, captée en novembre 2002.

Le metteur en scène Sven-Eric Bechtolf signait alors sa première réalisation d'opéra, ce qui est notable, car c'est une réussite complète. Partant d'une phrase du livret (la scène entre Schön et le peintre, avant le suicide de ce dernier), il a conçu son interprétation à partir de cette donnée terrible que Lulu aurait été abusée sexuellement à l'âge de douze ans (par Schigolch qui n'est pas son père – mais peut-être que si ! –, par Schön, etc.), et que tout son comportement avec les hommes viendrait de la brisure intérieure que cette violence provoqua. Outre qu'il s'agit plus que d'une hypothèse, puisque le texte lui-même est très clair sur ce point, l'idée se tient pertinemment d'un bout à l'autre du spectacle, justifiant un personnage qu'on ne verra plus après cela comme une immorale dévoreuse d'hommes. Sans être jamais bêtement illustrative, cette mise en scène suit intimement le texte et développe des partis pris venus de son analyse précise de l'ouvrage.

Le rideau s'ouvre sur un immense escalier, au centre de l'espace scénique, avec une séparation au niveau du rez-de-chaussée, si bien qu'on obtient deux pans de marches. De chaque côté : murs jaunes, style blockhaus, avec une galerie supérieure et un entresol protégé de grilles métalliques, pouvant rappeler discrètement une architecture années trente. En bas des escaliers : des banquettes noires. Le montreur d'animaux est au centre, dans le passage ménagé entre les escaliers. Il porte un haut de forme démesuré avec des motifs de peau de girafe. Il est habillé en noir, marche d'un pas militaire artificiel. Sur la métaphore de la bête, plutôt que de montrer quelque animal, il prend entre ses jambes la terminaison de sa queue de pie : une sorte de queue diabolique qu'il ramène devant lui en chantant : « celle-ci, mesdames, vous ne la verrez que chez moi ».

Ainsi, dès le début, sait-on que l'on parle de la bête sexuelle. La question de la responsabilité de Lulu est déjà posée, telle qu'on la retrouvera tout au long du spectacle. Son portrait est en fait un mannequin tronçonné dont les différentes parties sont placées dans des vitrines de verre. La tête est isolée : elle aussi très années trente, elle n'est pas sans rappeler quelque chose de la Néfertiti telle qu'elle est exposée à Berlin. Lorsque le montreur évoque August, des silhouettes apparaissent en haut, sur les coursives. C'est le moment où l'orchestre s'engage pour la première fois dans le lyrisme propre à Berg. Par l'escalier descendent Schön et Lulu, lui extrêmement élégant, droit, presque glacial, elle très sensuelle, se frottant au mur comme un chat. Lulu sera portée comme un mannequin jusqu'au tabouret où on lui attache une cheville. La similitude avec la tête sous verre est stupéfiante.

La mise en scène recourt à des leitmotiv scénographiques filés tout au long de la pièce : les journaux (au début, le corps de Lulu en est recouvert ; Alwa vendra la feuille de choux de son père pour deux millions ; Jack assassine Lulu dans un tas de journaux), les matelas (derrière lesquels Lulu et le peintre se cachent à la mort de Goll ; que Lulu manipule régulièrement pour modifier l'espace ; qui ont envahi la partie droite des escaliers à la dernière scène), le rasoir (qui rase l'aisselle de Lulu ; avec lequel le peintre se tranche la gorge ; celui qu'utilise Jack pour éventrer ses victimes), le sang (du peintre sur la main de Schön ; des prostituées sur les mains de Jack), etc. Les hommes portent une même perruque noire, qui donne l'impression que les cheveux sont peints, un costume noir coupé dans un tissu satiné, et sont maquillés de la même manière, avec les joues creusées, les yeux très dessinés, les ombres noircies, recréant une esthétique proche de celle des films muets. Il y a une sorte de parenté entre tous ces hommes que Lulu consommera, jusqu'à leur mort ; du coup, tous sont ainsi désignés comme oppresseurs de Lulu, et responsables de son vampirisme compulsif. Il y a autre chose de très intéressant dans le fait que tous les hommes soient extérieurement identiques : seule leur voix change ; on reconnaît alors les personnages à leur voix, qui devient l'essence de leur personne. Le corps est donc interchangeable ; seule la voix différencie, sensualise, sexualise, cette voix qu'on dit ne pouvoir jamais mentir, être le chemin de l'âme qu'on ne saurait masquer. Sans être jamais bêtement illustrative, cette production suit intimement le texte, et développe ses partis pris à partir de son analyse précise. De même la voix de Lulu paraîtra-t-elle presque désincarnée, comme s'il n'y avait pas de personnalité, une superbe machine à notes littéralement terrifiante : elle chante comme une bête – ce qu'elle dit qu'elle est, d'ailleurs –, celle que les hommes ont fait d'elle, et cette voix prendra corps réellement après le meurtre de Schön, lorsque l'oppresseur principal aura été vaincu.

Je ne crois pas nécessaire de raconter plus avant ce que montre cette fort belle production, qui occasionne sans conteste l'une des plus passionnantes livraisons DVD des douze derniers mois. Il suffira de savoir qu'elle ne craint pas les images fortes, tout en étant toujours suffisamment sophistiqués pour éviter l'horrifique, que la construction des personnages s'opère magnifiquement grâce à une direction d'acteurs minutieuse, et que rien n'y obéit aux habitudes déjà prises sur cette œuvre relativement peu jouée pourtant. Par exemple, Schigolch n'y est pas un vieillard débile : il apparaît le crâne rasé, avec des lunettes fumées, et se déplace en chaise roulante, sa voix n'est pas usée, il ne joue pas la sénilité, et compose un personnage bizarre et inquiétant.

Le plateau vocal est globalement satisfaisant. On en retiendra un peintre – Steve Davislim – à la voix extrêmement douce, sans pour autant manquer de vaillance, bénéficiant d'une facilité à monter dans l'aigu et d'une grande souplesse ; en même temps, ce n'est pas une voix claire, le bas-médium est corsé, très présent, sans être jamais barytonné. Le timbre du Docteur Schön – Alfred Muff –n'est pas particulièrement flatteur, ce qui sert bien le personnage ; c'est présent, très sonore même si la hauteur n'est pas toujours très stable, et le chanteur offre beaucoup de nuances, des aigus capables d'une suave douceur, et principalement une expressivité formidable.

Enfin, Laura Aikin est une Lulu fascinante et attachante, à l'aigu d'une facilité prodigieuse, et lorsque la voix se personnalise, au moment du meurtre de Schön, la personne entre véritablement en scène et offre une interprétation tout à fait somptueuse ; la mort grotesque est même touchante : la chanteuse est habitée par l'émotion en prononçant : « C'est le seul que j'ai vraiment aimé, et je l'ai tué », soudain douloureusement humaine (le jeu passionnel est alors saisissant – qu'aimait-elle en lui, si ce n'est le regard de celui qui pour la dernière fois à vu son enfance à elle ?...).

En fosse, Franz Welser-Möst propose d'abord une lecture assez sobre, plutôt léchée et élégante, dont le lyrique revendique un héritage mahlérien évident, et par la suite, sur le second interlude et la Variation de la Lulu-Suite – film dans lequel Jack apparaît en vendeur de ballons, dans un parc public, avec un orgue de barbarie (c'est bien le mot dans cette situation…), où s'intercalent des images de tapin, de rasoir, de sang – accuse des contrastes violents, souligne la modernité de la partition, s'affirme délibérément expressionniste, et précipite le drame. La musique vient ici dire l'indicible, et achever la destruction du personnage Lulu.

BB