Chroniques

par laurent bergnach

Alban Berg
Lulu

2 DVD Bel Air Classiques (2017)
BAC 129
Kirill Petrenko joue Lulu (1937/1979), l'ultime opéra d'Alban Berg

« Pour que l’on puisse parler du renouvellement d’un genre artistique, comme il s’en effectue dans les opéras de Monteverdi, Lully, Gluck, Wagner et, tout récemment, dans ceux de Schönberg, le seul emploi des acquisitions techniques les plus récentes, de procédés momentanément en vogue ne suffit pas ! D’ailleurs, faut-il toujours « progresser » ? Ne pourrait-on se contenter de mettre de la belle musique au service de bonnes œuvres dramatiques ou, mieux encore, de composer une musique si belle qu’elle devienne, malgré tout ce qui s’y oppose, du bon théâtre ? » (in Alban Berg, Écrits, Christian Bourgois, 1985).

En 1928, trois ans après Wozzeck (1925), son créateur s’exprime dans la revue Neue Musikzeitung en réaction au « modernisme » d’ouvrages lyriques qui entendent alors renouveler la forme : Cardillac (Hindemith, 1926), Penthesilea (Schoeck, 1927) ou encore Die Dreigroschenoper (Weill, 1928). Pour sa part, le Viennois semble moins soucieux d’emprunter à l’esprit du temps (jazz, cinéma, music-hall, etc.) que de trouver un bon livret. D’abord réticent à adapter Die Büchse der Pandora (La boite de Pandore) dont il vit, jeune homme, une représentation privée (1905), Berg finit par choisir ce texte de Frank Wedekind (1864-1918), décrit comme dialectique et osé [lire notre chronique du 10 janvier 2018]. La mort l’empêche d’achever l’orchestration de l’Acte III de Lulu, ultime opéra créé sous cette forme à Zurich en 1937, puis à Paris en 1979 dans sa version achevée par Friedrich Cerha.

Voilà plusieurs années que Bel Air Classiques accompagne le travail de Dmitri Tcherniakov [hors la musique russe, lire nos critiques de Dialogues des carmélites, Don Giovanni, Macbetto et Wozzeck]. Habitué à bousculer l’argument si cela fait surgir d’improbables névroses familiales ou rebondissements scandaleux, le metteur en scène étonne ici par sa fidélité à l’ouvrage, misant sur une direction précise des protagonistes et la présence d’un unique labyrinthe vitré qui abrite des couples à la danse charnelle (chorégraphie de Tatiana Baganova). Pour sa part, Kirill Petrenko règne en fosse avec le Bayerisches Staatsorchester, sensuel sans mollesse, complexe sans violence.

Déjà fort appréciée en créatrice de la Medea de Reimann en 2010 [lire notre critique du DVD], Marlis Petersen est le rôle-titre inoubliable de Lulu à Munich, cinq ans plus tard [lire notre chronique du 6 juin 2015], grâce à un soprano facile, agile et endurant, mais aussi une incarnation émouvante. Mimiques et contorsions variées situent le personnage entre l’enfant, la femme et le serpent, sujet ou objet, offrant ainsi plusieurs facettes bienvenues. Le dépouillement scénique rend encore plus attentif aux mots adaptés par Berg, et donc aux épisodes de l’ascension, puis de la déchéance.

Jusqu’aux petits rôles – Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en Prince, Rachel Wilson en Lycéen, etc. –, le reste de la distribution est de même niveau. L’on s’enthousiasme de la présence de Daniela Sindram (Geschwitz), mezzo expressif et tonique, Bo Skovhus (Schön), charismatique comme à son habitude, Matthias Klink (Alwa), ténor nuancé au long souffle, Rainer Trost (Peintre), vaillant et impacté, Martin Winkler (Dompteur, Acrobate), ample et solide, ainsi que de Pavlo Hunka (Schigolch). Une production qui fait date !

LB