Recherche
Chroniques
Alban Berg
Lulu
« L’opéra Lulu fait partie de ces œuvres qui révèlent toute leur qualité à mesure que l’on s’immerge en elles plus longuement et plus profondément, écrit Theodor Wiesengrund Adorno, dans un ouvrage consacré au créateur de cet opus. L’idée du développement qui était dès l’origine celle de Berg s’est elle-même développée. Avant tout, la musique ne conduit plus d’un accord à l’autre, d’une phrase à l’autre, à la manière de la respiration contenue et de l’instant exacerbé caractéristiques de l’expressionnisme, mais se déploie en long trajets » (in Alban Berg, le maître de la transition infime, Gallimard, 1989).
Inspiré de deux drames de Wedekind – Erdgeist (L’Esprit de la terre, 1895) et Die Büchse der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902) –, l’ultime opéra de Berg est composé de 1929 à 1935, restant inachevé à la mort brutale du compositeur, la veille de Noël. Dix ans avant que Friedrich Cerha complète la partition en vue de la production parisienne unissant Chéreau et Boulez, le même Adorno signale l’importance de ne pas laisser l’œuvre à l’état de fragments, vouée à une existence temporaire si elle n’entre pas dignement au répertoire – « si tant est que l’institution de l’opéra veuille encore prouver la légitimité de son existence ».
Ces derniers mois, les productions de Lulu se suivent et ne se ressemblent pas. Tandis que Salzburg propose un opéra-tableau [lire notre chronique du 4 août 2010] et que Genève projette trois minutes d’images pornographiques [lire notre chronique du 4 février 2010], la vision londonienne (juin 2009) parie sur l’abstraction et la distanciation, au point qu’on pourrait dire que Christof Loy invente un nouveau genre : la version de concert où les chanteurs tombent à terre. Sans convaincre, sa mise en scène privilégie le détail (téléphone) et l’outrance (maquillage de Schön, suicide d’Alwa, retour du peintre post-mortem) avant même le marquage de l’espace-temps. Soporifique.
Malgré tout, sa vision du rôle-titre n’est pas ratée : plutôt femme-objet que fatale dans les premiers moments, Lulu quitte son apathie en présence de Schön. Une fois tuée cette figure paternelle et amoureuse, elle perd de sa superbe et semble gagner une âme. Particulièrement investie et émouvante dans l’acte final, Agneta Eichenholz séduit par son grave et sa plastique, mais déçoit par un haut-medium parfois laborieux, un phrasé souvent malmené. En comparaison, Jennifer Larmore (Geschwitz) se montre irréprochable.
Les partenaires masculins sont également dignes d’éloges. Michael Volle (Dr Schön) est un baryton musclé, dont le fils, Alwa, est incarné avec luminosité, évidence et douceur par Klaus Florian Vogt – sa déclaration, en forme de blason, est subtilement musicale. Will Hartmann apporte au Peintre vaillance, souplesse et juste ce qu’il faut d’acidité ; comme rarement, son accablement face à la tourmente rend crédible son geste à venir. Tranchant avec un Schigolch asthmatique et un gamin peu crédible, le regretté Philip Langridge nous livre un Prince majestueux – un de ses derniers rôles.
Outre que le metteur en scène et le cinéaste ne laisse pas toujours la musique raconter ce qu’elle doit (flash-back calamiteux !), celle-ci est d’abord livrée sans lyrisme par Antonio Pappano. Très articulée, trop pédagogique, sa direction s’avère riche en détails, mais également sans profondeur ni lumière. En cours de route, la souplesse et l’onctuosité gagnent l’Orchestra of the Royal Opera House, permettant d’atténuer les agacements de cette captation.
LB