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Alban Berg
Lulu
Lulu est une œuvre à multiples facettes. Si les éléments psychanalytiques et littéraires sont souvent mis en avant dans les mises en scène, la pure référence théâtrale est trop souvent occultée. Cette coproduction du Grand Théâtre de Genève et du Gran Teatre del Liceu remet les choses à leur place, grâce au travail scénographique méticuleux d'Olivier Py. L'avantage évident de cette version filmée tient au fait qu'elle inverse les rapports traditionnels qui tendraient à dire que Lulu est un ouvrage inmontable qui n'a d'intérêt que musical.
Pour une fois, au moins, on peut avancer que l'intérêt provient en tout premier lieu de la dramaturgie et des effets visuels. Certains mauvais esprits pourraient déduire de cette remarque qu'il ne faut rien attendre du plateau vocal ou de la fosse, ce qui serait à la fois réducteur et fort injuste. Disons simplement que le formidable pari de cette captation réside dans la prise de rôle (au sens littéral) de Patricia Petibon, au risque de sous-dimensionner la présence des autres protagonistes autour d'elle. Ce one woman show était déjà frappant lors des représentations genevoises [lire notre chronique du 4 février 2010]. Le passage de la scène à l'écran fait soudain se sentir à l'étroit dans une image 16/9ème – surtout quand la caméra fragmente inévitablement en plusieurs plans ce qui n'avait de sens que pris dans l'ensemble.
Il faut dire qu'il y a beaucoup à voir durant les trois heures de spectacle. L'arrière scène est occupée par un décor coulissant, en perpétuel changement, au rythme de l'action. À chacune des apparitions-disparitions des panneaux glissant latéralement d'un bord à l'autre, des mots apparaissent, dans un joyeux désordre pop art multicolore de néons et d'enseignes lumineuses. Olivier Py plonge le spectateur dans un bain sémantique à plusieurs niveaux (au sens propre et figuré) dans lequel se croisent d'énigmatiques citations classiques à la Duras (« les pas perdus », « comme toujours »), slogans (« I hate sex »), extraits de Lieder ou d'opéras (« Mein Herz ist schwer », « meine Seele », « Liebestod », etc.). Ce lexique référent officie comme marqueur diffus d'un inconscient en mouvement, à l'arrière d'une action dramatiquement exubérante. Le jeu de filtres de couleurs criardes jette sur le plateau une lumière entre vert glauque et rouge écarlate, proche du climat morbide et criminel de certains Van Gogh.
Cet objet théâtral non identifié mêle apparitions fantasmagoriques enfantines (grosses têtes de carnaval, marionnettes et animaux de compagnie) et accouplements pornographiques filmés ou joués en direct, traductions visuelles de la bestialité du désir et du délabrement psychologique des personnages. Ces détails licencieux interdisent, de fait, ce DVD aux moins de dix-huit ans – tout comme la production zurichoise chez TDK, d'ailleurs [lire notre critique du DVD] –, mais il serait absurde de donner trop d'importance à ce tabou finalement très marketing. Comme souvent chez Py, l'intérêt est ailleurs, placé en trompe l'œil. Il y a la volonté d'offrir au regard et à l'esprit une réflexion autour de la notion de féminité, depuis la femme-objet au sens propre du terme (mannequins de celluloïd entassés, poupées gonflables, etc.) jusqu'à l'insoutenable légèreté d'une présence éthérée, désincarnée. Ce conflit entre incarnation et abstraction du désir suit fidèlement la transformation de l’héroïne au fil des trois actes. C'est là la réussite la plus importante de cette mise en scène, et l'on regrette que la caméra isole trop souvent par des plans serrés ce que l'œil embrassait dans une dimension plus large et simultanée. Cet univers de fête foraine s'agite incessamment, rendant plus dérisoires encore le destin de ces personnages pathétiques, exhibant la crudité et la turpitude de leurs fornications.
Comme si la perversité se mesurait à la longueur des faux-cils, Patricia Petibon multiplie les regards par en dessous et les clignements de poupée. Sa présence d'actrice sublime à maints égards un plateau moins à l'aise avec l'incarnation théâtrale. L'omniprésence de la mort est la marque récurrente de toute la narration. L'œuvre suit le principe d'une construction en arche, dont le point culminant se situe au moment où, déguisée en squelette, Lulu chevauche Schön pour lui dicter sa lettre de rupture puis brandit en trophée la robe de mariée de sa fiancée. Dans la lente descente aux enfers qui suit, Py ne propose aucun regard compatissant sur son héroïne. La scène finale sonne le glas des espérances, lorsque Jack l'éventreur, sous la figure débonnaire du Père Noël, vient offrir la mort et l'humiliation à cette prostituée devenue, au dernier moment, femme-enfant. Seule la nudité christique de son apparition (résurrection ?) finale pourrait faire office de transfiguration morale.
La performance vocale de Patricia Petibon est indéniable, avec des variations idiosyncrasiques qui diviseront en deux camps les auditeurs. Cependant, on ne peut qu'admirer l'assurance avec laquelle elle aborde ce répertoire si étranger aux performances du chant baroque qu'elle a longtemps fréquenté. Demeurent en surface quelques traces de cette technique vocale, notamment dans la façon qu'a la voix de « flotter » dans le masque sans un ancrage solide dans le grave, ainsi que dans la projection très spontanée de certains aigus.
Sous de faux airs de Barbara, la Geschwitz de Julia Juon dissimule une fragilité vocale involontaire qui peine à convaincre dans la relation qu'elle est censée incarner avec Lulu. Invariablement bon – la production de Willy Decker à Bastille le confirmait encore [lire notre chronique du 21 octobre 2011] –, Franz Grundheber campe un Schigloch décati et misérable, grossièrement grimé en Auguste libidineux. Il est un des rares, avec Andreas Hörl (Rodrigo), à se jouer des pièges du personnage pour en donner une vision éclatante de vérité. Cette hétérogénéité de talents d'acteurs provoque une baisse de tension à l'Acte II, alors même que l'urgence d'un vaudeville sinistre se fait sentir. Le Schön d’Ashley Holland se noie à plusieurs reprises dans les aspérités des diphtongues, contrarié, de surcroît, par un timbre bien peu contrasté. Étrangement, Paul Groves subit les mêmes difficultés, bien incapable de sortir Alwa d'une lecture à vue et d'une présence problématique.
En fosse, Michael Boder joue la carte d'une battue sécurisée qui ne cherche pas à dégager les faux-fuyants et les dissymétries malsaines. La probité de l'Orchestre du Liceu de Barcelone n'est pas prise en défaut, mais on apprécierait un abandon et une hauteur de vue à la mesure de l'engagement de la chanteuse et de l'exigence des enjeux scéniques.
DV