Chroniques

par bertrand bolognesi

Alban Berg
Lulu-Suite – Trois mouvements de la Lyrische Suite

1 CD Allegria / Vox Records (2004)
221017-205
Alban Berg | Lulu-Suite – Trois mouvements de la Lyrische Suite

La musique d'Alban Berg dissimule volontiers des chiffres, autrement dit des mystères, dont l'aperçu ne peut être atteint que par un décryptage minutieux. Ainsi en est-il du fameux Concerto à la mémoire d'un ange (1935), du Quatuor Op.3 (1910), et de l'ensemble de son œuvre, plus particulièrement de la Lyrische Suite écrite pour quatuor à corde en 1926, qui tient précieusement secrète l'expression de son amour pour Hanna Fuchs. En février 1936 (Berg décède en décembre 35), Hélène, son épouse, écrirait à Alma Mahler :

« Il inventa une excuse pour contenir une passion poétique dans le cadre qu'il lui avait lui-même défini. Afin de créer le romantisme qui lui était indispensable, il édifiait lui-même des obstacles. Peut-être s'agissait-il d'une garantie, précautionneusement organisée par son inconscient : cette liaison ne devait pas devenir assez intime pour risquer de détériorer l'idéal qu'en faisaient dans ses rêves d'artiste… »

Hélène Berg mourut en 1976 : alors seulement la liaison du compositeur avec Hanna – dont on retrouvera le nom chiffré un peu partout dans la partition de la Suite – fut amenée à la connaissance de tous. Le secret avait été jalousement gardé, tant par elle que par les amis proches qui ne l'ignoraient pas. Si aujourd'hui, on sait au moins que Berg nourrissait une passion pour Hanna, on ne sait guère grand'chose de plus ; rien n'est sûr, moins encore la réalité d'une liaison amoureuse consommée. Le plaisir de caresser l'idée d'un rapport amoureux, la culpabilité concomitante à cette idée, et le plaisir procuré par cette culpabilité elle-même, suffisent à en créer en tout cas l'actualité psychique qui la rend réelle. Et lorsqu'on sait que la Lyrische Suite reprend le matériau d'un Lied ancien, peut-être le premier écrit par Berg, au début du siècle, sur le poème Brûlant d'amour de Storm… Le 8 janvier 1927, le Quatuor Kolisch crée l'œuvre à Vienne. Des six mouvements initiaux, Berg orchestrera les deuxième, troisième et quatrième, donnés ici par Michael Gielen à la tête du Cincinnati Symphony Orchestra, dans une lecture qui s'attache plus au mystère du timbre qu'à une vaine tentative de faire percevoir les arcanes personnelles de l'écriture, qui ne se livrent pas même intégralement aux analyses les plus minutieuses. Le chef allemand domine délicatement un enthousiasme contenu dans l'Andante amoroso, soulignant la suavité jamais voluptueuse des solos de violon. Il nous emmène dans les troublants bruissements de l'Allegro misterioso, dont il tisse soigneusement le climat relativement pervers. Enfin, l'Adagio appassionato s'exprime plus librement, s'achevant dans l'extrême raffinement du molto adagio / molto espressivo dont la couleur vient ici suggérer une suite à cette improbable extinction.

D'autres secrets…
Réunissant en un livret deux pièces de Franck Wedekind, Berg commence la composition de Lulu, son deuxième opéra, en 1928. Il n'aurait cependant pas le temps d'en achever le troisième acte, de sorte que l'œuvre serait créée en 1937, environ un an et demi après sa mort, dans sa version incomplète. Parallèlement, il avait écrit une Lulu-Suite pour orchestre qu'il put entendre lors du dernier concert où il se rendit, le 11 décembre 1935 (il décède treize jours après). On prit l'habitude de représenter les deux actes, puis de donner le quatrième mouvement de la SuiteVariationen : moderato – en place du troisième, pendant lequel on jouait la mort de Lulu, assassinée par Jack l'Éventreur, puis de finir la représentation sur le Lied de la Comtesse Geschwitz. Après la mort d’Hélène Berg, Friedrich Cerha put s'atteler à la reconstitution du troisième acte, et l'on sait le retentissement qu'eût la création de cette version intégrale en 1979… Outre que l'opéra ainsi complété est nettement plus efficace à tout point de vue, et que le travail de Cerha est inattaquable, on pourra se demander si Berg lui-même n'a pas douté de l'opportunité de ce troisième acte. La question restera en suspend… Et puisque nous parlons de mystères, osera-t-on se risquer à voir en Schön – ou plutôt à entendre – le compositeur Arnold Schönberg, et en son fils Alwa nul autre que Berg lui-même – prononcez l'un après l'autre Alwa et Alban, par exemple. Auquel cas, Lulu pourrait bien être la musique, que l'aîné oppresse par la rigidité de sa théorie, que le plus jeune aime en artiste exalté qui ne renonce jamais au lyrisme qu'il hérite de Mahler. Si l'on poursuit un décodage cavalier dont l'extrapolation n'engage à rien, la figure de Jack The Ripper ne viendrait-elle pas détruire la musique déracinée – de même que Lulu est à Londres dans un contexte sordide qui n'est pas le sien, la radicalité d'une certaine démarche compositionnelle rompt avec le passé –, par une compulsion disséquante qui révèle l'organique sans atteindre l'âme (il ne peut être indifférent que Berg ait souhaité que Jack soit joué par le même chanteur que Schön) ? Vaste sujet…

Michael Gielen offre sur ce disque une interprétation sensible autant que précise, servant magnifiquement le lyrisme de Berg tout en rendant compte de sa modernité, avec un souci d'équilibre, tant sonore qu'historique, fort intéressant. Peut-être moins exclusivement expressionniste que d'autres versions discographiques, celle-ci affirme une sensualité et une élégance qu'il est juste aussi de rendre à cette page. On est en revanche moins convaincu par la prestation de Kathleen Battle.

BB