Recherche
Chroniques
Alban Berg
Lulu
S'il est bien sûr indispensable que les artistes d'aujourd'hui immortalisent l'ensemble du répertoire – et ce sont eux aussi qui graveront bientôt le répertoire de demain qui s'écrit au jour le jour –, la démarche ne saurait être complète, au regard d'une histoire de l'interprétation, sans de salutaires rééditions de galettes laissées jusqu'alors hors de la portée du public. Andante, dont la raison d'être est précisément de restituer le patrimoine que constitue ces trésors du passé, publie aujourd'hui deux enregistrements importants d'opéras du XXe siècle : Wozzeck (Opéra de Vienne, 1955) et Lulu de Alban Berg.
La carrière de cet ouvrage n'est pas des plus droites. Le compositeur choisit d'écrire sa Lulu à partir de deux pièces de Frank Wedekind, Die Büchse der Pandora et Erdgeist, qu'il connaît depuis une vingtaine d'années. Il meurt en 1935, laissant un troisième acte inachevé (bien qu'une grande part soit lisible à l'état de brouillon). Deux ans plus tard, c'est l'Opéra de Zürich qui crée l'œuvre sur scène : on joue les deux actes, puis la Lulu-Suite que Berg avait préparée avant le possible achèvement de l'acte manquant, fermant le rideau sur le Lied der Lulu de la Comtesse Geschwitz. Au début des années soixante, le compositeur Friedrich Cerha commence à travailler sur une réalisation du dernier acte, afin de pouvoir un jour permettre à Lulu de se livrer dans une vraie cohérence dramaturgique. Mais Hélène Berg n'autorise aucune tentative de la compléter, si bien qu'il fallut attendre sa mort en 1976. C'est alors l'Opéra de Paris et Pierre Boulez qui donneront la première mondiale de la nouvelle version en trois actes, à l'hiver 1979, dans une mise en scène, devenue mémorable, de Patrice Chéreau, merveilleusement jouée par Teresa Stratas. Alban Berg était Viennois : Lulu ne devait cependant bénéficier que d'une création parcellaire (deux actes) en concert, puis d'une vraie première (toujours les deux actes, bien sûr) scénique, réalisée par Otto Schenk, lors du Festival de 1962, et reprise au Staatsoper en 1966. Dans ces trois cas, l'orchestre était savamment dirigé par Karl Böhm, se posant à sa manière en défenseur de cette musique moderne. De ces représentations, il existait jusqu'à présent une bande conservée aux archives de la Radio Autrichienne. On se souvient d'une Lulu d'une insolente innocence qu'incarnait Anja Silja au Staatsoper de Stuttgart en 1967 dans une mise en scène de Wieland Wagner dont nous avions eu, il y a cinq ans, le privilège de pouvoir visionner la trace vidéographique (non commercialisée) : c'est cette troublante personnalité que l'on retrouve aujourd'hui sur CD.
Nous voici donc transportés au Staatsoper de Vienne, le 16 décembre 1968, grâce à une lecture qui se place avant tout du côté du théâtre. Le Prologue et sa ménagerie prennent ici un corps d'une présence incroyable, grâce au relief et à la vivacité de la conduite de Böhm autant qu'au talent du baryton-basse Gerd Nienstedt qui ne change rien à son émission lorsqu'il passe de la voix chantée à la voix parlée, ou au Sprechgesang. Sur ce point, on ne pourra pas en dire autant de Anja Silja, somptueuse chanteuse, mais parleuse moins convaincante ; il semble que son jeu perde en partie sa vérité lorsqu'il lui faut dire, tout simplement, chose qu'elle maîtrise encore mal à l'époque (ses interventions plus récentes dans Pierrot Lunaire ou Les sept péchés capitaux montrent que ce n'est plus le cas aujourd'hui). En revanche, elle est attachante dès ses premières notes. Cet intérêt est forcément lié à ce que la suite de l'écoute confirmera, à savoir une facilité à changer rapidement de jeu, la parfaite insolence de sa présence, sorte d'innocence indécente que nous évoquions plus haut, immorale ; mais avant tout à la nature même de sa voix, à un chemin directement interpellant qu'elle impose et qu'une oreille ne saurait éviter. Plus loin dans l'action, on goûtera des aigus tout simplement prodigieux, un vibrato très épanoui qui reste contrôlé.
Autour de cette terrible et féroce Lulu s'organise une ronde infernale où défilent, incarnant ses successives proies, de très grands chanteurs d'alors, comme Ernst Gutstein qui campe un Schön très sonore, nerveux, contradictoire,Waldemar Kmentt en Alwa, bénéficiant d'un organe d'une grande souplesse, le ténor William Blankenship, peut-être un peu léger par moment, mais toujours d'une grande crédibilité dramatique, et même la très grande Martha Mödl qui prête son aura à la Comtesse Geschwitz. La voix paraîtra énorme bien que fatiguée, avec une présence indescriptible, tel qu'en témoigne la toute fin de ce disque, littéralement insoutenable (Mödl parle avec un sens théâtral divinement expressionniste qui peut aller jusqu'à glacer d'émotion, suggérant un sentiment d'impuissance par l'opposition qu'elle propose avec le calme imperturbable de l'orchestre sur ce passage).
Enfin, la star de cette afficheest indéniablement l'orchestre auquel Karl Böhm donne une vivacité exemplaire. Sa lecture ne s'appesantit jamais, présente des contrastes intéressants, et s'avère diablement excitante. Toutes les intentions dramatiques y sont soigneusement traduites, dans une urgence tout à fait étonnante. On citera, par exemple, la panique qui suit la mort grotesque du Professeur Goll, à l'Acte I : tout l'orchestre semble rire de la situation. De tout cela un lyrisme puissant mais jamais emphatique n'est pas exclu – ce type de lyrisme personnel à Böhm que l'on constate dans ses enregistrements d'opéras de Strauss, d'ailleurs –, tel qu'en témoigne le relief donné aux interludes. En conclusion, cetteLulu viennoise de 1968 est indispensable à tous ceux qui aiment cette œuvre ou que le courant expressionniste fascine. Ne manquons pas de remercier Andante pour ses notices toujours documentées et une présentation claire et agréable d'une consultation idéale et plaisante.
BB