Chroniques

par laurent bergnach

Alfredo Casella
La donna serpente | La femme-serpent

1 DVD Naxos (2019)
2.1106.31
Gianandrea Noseda joue La donna serpente (1932), un opéra d'Alfredo Casella

En 1962, une polémique qui deviendrait récurrente fustige les liaisons dangereuses d’Alfredo Casella (1883-1947) avec Mussolini, dès les années précédant la Seconde Guerre mondiale. Le fait est connu, mais on omet souvent d’en préciser la raison : pour le compositeur, l’ancien socialiste devenu guide (duce) du fascisme semble un allié précieux pour réconcilier tradition et modernité, préparer l’avenir en donnant un cadre à un enseignement musical alors confus. Selon lui, l’État fasciste a le pouvoir, sinon le devoir, de résister à l’opéra vériste, jugé petit-bourgeois et décadent, et de « mener à bien la pénétration spirituelle dans les couches populaires » (1932). On ne peut saisir les actions du Turinois sans prendre en compte ce mélange d’ingénuité et de stratégie, ce pourquoi un humaniste de gauche tel Luigi Dallapiccola écrivit à un ami commun : « ils ne savent pas tout ce que Casella a dû faire à époque pour démanteler une toute petite partie des barrières érigées » (in Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai, Musiques dans l’Italie fasciste, Fayard, 2019) [lire notre critique de l’ouvrage].

Modernité, disions-nous. Formé à Paris par Gabriel Fauré et Louis Diémer, Casella [lire nos chroniques du 23 juillet 2014 et du 5 mars 2015, ainsi que notre critique CD] affirme plus d’une fois, en parole et en acte (invitations diverses), son soutien à l’inventivité du XXe siècle, incarnée par Schönberg et Stravinsky. On sent l’influence de ce dernier dans la partition de La donna serpente, opéra-conte de fée (opera fiaba) donné pour la première fois au Teatro Reale dell’Opera (Rome), le 17 mars 1932. En élisant l’œuvre éponyme de Carlo Gozzi (1762), fantastique et tragi-comique, le compositeur ne trahit pas ses convictions, moins héritier de Turandot (1926) que de la Zauberflöte (1791). Le livret est signé Cesare Vico Lodovici ; nous le résumons d’autant plus volontiers que l’ouvrage n’appartient pas au répertoire et que Naxos n’offre pas de sous-titrage en français.

Lorsque Miranda tombe amoureuse d’un mortel, c’est la consternation au Royaume des fées. Le souverain Demogorgòn accepte son mariage avec Altidòr, roi de Téflis, mais pose deux conditions : garder son identité secrète pendant neuf ans et un jour, et tester l’amour d’Altidòr en commettant un acte odieux. Si son mari continue de l’aimer au lieu de la maudire, Miranda cessera d’être une fée et pourra vivre avec lui jusqu’à sa mort. Dans le cas contraire, elle vivra sous l’aspect d’un serpent pendant deux siècles. Neuf années passent. À son serviteur Albrigòr, le maître-archer Alditrúf raconte l’histoire d’Altidòr, depuis la rencontre avec Miranda, lors d’une chasse, jusqu’à sa disparition avec leurs deux enfants, le jour où il apprit sa nature véritable. Altidòr souffre d’autant plus que son tuteur Pantúl, le Haut ministre Tògrul et le serviteur Tartagíl le somment de retourner vers Téflis assiégée par les Tatars – allant jusqu’à se grimer en personnes influentes pour le convaincre d’agir. Miranda apparaît brièvement, mais sans être jamais maudite par son mari, même lorsqu’elle livre au feu leurs enfants. Il faut que Badúr invente que la reine a détruit des vivres destinés à la population assiégée pour que la malédiction opère : Miranda confie alors à son époux les enfants sains et saufs, puis s’enfuit, changée en reptile. Finalement, Altidòr combat quelques monstres dans la tanière de Miranda et la sentence est ajournée.

Filmée au Teatro Regio de Turin en avril 2016, cette production signée Arturo Cirillo repose sur un décor de formes géométriques mouvantes, conçues par Dario Gessati [lire nos chroniques de L’isola disabitata et de La grotta di Trofonio]. C’est un lieu neutre, intemporel, qui donne toute son importance aux scènes de commedia dell’arte, ainsi qu’aux cabrioles des danseurs de la compagnie Fattoria Vittadini, chorégraphiées par Riccardo Olivier. Pas question de s’ennuyer face à cette délicieuse espièglerie ! On aime aussi ce que Gianandrea Noseda apporte au spectacle, soit une très fine ciselure [lire nos chroniques du 8 avril 2010, du 24 janvier 2012, du 24 octobre 2014, du 16 janvier 2016, enfin des DVD Don Carlo et Turandot], à la tête de l’orchestre maison – le chœur étant, pour sa part, préparé par Claudio Fenoglio.

Comptant plus d’une quinzaine d’intervenants, la distribution est d’un bon niveau. Le rang des soprani fait entendre notamment Carmela Remigio (Miranda), qui allie souplesse et sûreté [lire nos chroniques d’Idomeneo, Il castello di Kenilworth, Anna Bolena, Ecuba et Lucrezia Borgia], Erika Grimaldi (Armilla), au chant vif et coloré, ainsi que Francesca Sassu (Farzana). Quant à elle, le mezzo Anna Maria Chiuri (la guerrière Canzàde) jouit d’une belle unité sur l’ensemble des registres [lire nos chroniques d’Il trittico et de Violanta]. Piero Pretti (Altidòr) [lire nos chroniques de Nabucco et de Lucia di Lammermoor] et Francesco Marsiglia (Alditrúf) [lire nos chroniques de Stiffelio et d’I due Foscari], ténors respectivement lumineux et piquant, donnent la réplique à leurs confrères barytons : le brillant Marco Filippo Romano (Albrigòr) [lire notre chronique d’Il matrimonio segreto], Sebastian Catana (Demogorgòn) à l’impact remarquablement précis, ainsi que les sonores Roberto de Candia (Pantúl) [lire notre chronique de Falstaff] et Donato Di Gioia (Badúr, Coryphée). Fabrizio Beggi (Tògrul) est une basse efficace.

LB