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Dossier
Amandine Bayer, violoniste
portrait d’une musicienne baroque
À l’occasion de sa présence aux Préludes du Festival de Sablé où elle menait une action pédagogique et où elle interprétait les Quatre saisons de Vivaldi, nous avons rencontré la violoniste Amandine Bayer, fondatrice de l’ensemble Gli Incogniti. Avec elle, nous voyageons à travers les répertoires et les savoir-faire.
Vous venez aux Préludes du Festival de Sablé avec les Quatre saisons de Vivaldi, une œuvre considérée comme archi connue. L’est-elle tant que ça ?
Avec les musiciens de Gli Incogniti, nous pensons que le fait qu’une œuvre soit très connue provoque l’envie de venir au concert. Nous en profitons pour la marier avec d’autres pages moins connues. Avec les Quatre saisons, on s’aperçoit que les gens en restent trop souvent aux premiers thèmes, finalement, ou bien à des petits passages que l’on a entendus dans les sonneries de téléphone. Alors qu’il y a plein d’instants délicieux, dramatiques ou merveilleux dont ils ne se rappellent plus. Pour nous c’est une occasion de faire encore entendre cette musique, et par son biais, de faire découvrir d’autres pièces un peu défavorisées du répertoire.
Pour préparer ces Quatre saisons, sur quelles sources vous êtes-vous appuyée ?
Nous avons travaillé sur l’édition Le Cène, une des sources principales des Quatre saisons. Nous l’avons mise en regard avec une édition d’un manuscrit de Manchester de la main d’un copiste inconnu. On s’aperçoit que très souvent, quand on pense composition, ou compositeur d’œuvres emblématiques, on a l’impression que c’est une chose sacrée, vraiment définie, dont chaque note est là pour l’éternité. En fait, et c’est particulier au répertoire baroque, toute œuvre est en devenir. Il y a une sorte de liberté de composition à l’intérieur d’une même idée, mais les notes, les altérations peuvent parfois changer, des indications agogiques ou des indications d’articulations peuvent varier d’une version écrite à l’autre. Là-dessus, vient s’ajouter la liberté d’interprétation, de rubato, de jouer avec le temps, de jouer avec l’ornementation ou l’instrumentation. Tout cela suscite un nombre de lectures possibles infini.
Comment abordez-vous ces libertés, le travail d’ornementation ?
L’ornementation est quelque chose de vraiment très personnel. Je suis également professeur et, comme d’autres violonistes, je ressens toujours un sentiment de panique lorsqu’il me faut faire quelque chose qui n’est pas écrit. Peut-être parce que j’ai reçu une formation classique. J’ai donc élaboré ma propre technique pour y parvenir. J’imagine, j’essaie de m’approprier le texte du musicien, et ensuite, puisque j’ai la base, j’ajoute mon langage. On peut ajouter des décalages, par exemple. Lorsque l’on dit ornementation, les gens pensent à plein de notes ajoutées. On peut faire cela, bien sûr, mais également toucher aux nuances, aux articulations, au temps. Avec Gli Incogniti, nous jouons beaucoup sur le temps. Dans cet ensemble, nous sommes un par partie. Chacun est donc responsable de sa voix et la mène où il veut. L’ornementation est toujours une réaction au partenaire ou une réaction à l’existant pour faire quelque chose de nouveau. C’est un jeu entre nous, la partition et le temps réel, le temps du concert.
Pourquoi avez-vous créé cet ensemble ?
Au départ, j’avais envie de retravailler avec Anna Fontana, la claveciniste du groupe, avec qui j’avais étudié à Bâle. On s’était perdu de vue pendant quelque temps et, un jour, on s’est retrouvé en Italie. On a décidé que c’était vraiment trop bête de ne pas jouer ensemble et créé un nouvel ensemble : Gli Incogniti. Nous nous sommes entourées de beaucoup d’Italiens (en particulier pour le continuo) et aussi de musiciens venant d’ensembles où j’avais joué et avec lesquels je me sentais des affinités. J’avais vraiment envie qu’on se retrouve tous.
Comment construisez-vous vos programmes ?
Par des canaux très différents. J’avais en tête Matteis depuis mes études à Bâle, non seulement pour sa musique mais aussi pour le graphisme : le fac-simile, dont j’ai une copie, est très joli, son écriture est visuellement magnifique, très petite, toute resserrée, fine et en même temps assez libre et toujours claire. Elle me plaisait. J’y trouvais une adéquation avec sa musique. Avant de faire le disque, je ne connaissais que deux pièces de Matteis. C’est tout un univers.
Il y a un vrai travail musicologique à faire pour essayer de retrouver l’histoire de ces musiciens inconnus, qui ne le sont que parce que, bien des fois, leur production et leur biographie ne nous sont arrivées que par fragments. Comme on a peu de musique et qu’on ne sait quasiment rien d’eux, cela ne favorise pas la diffusion de leur œuvre. Dans notre monde moderne, il faut tellement faire parler de soi que de ne pouvoir rien dire sur un musicien est souvent un handicap, ne serait-ce que pour défendre un projet. Ce qu’il y a de bien pour Matteis, c’est qu’Hélène Schmitt a sorti un disque sur le même musicien à peu près en même temps que moi : ainsi avons-nous attiré l’attention sur lui.
Le secret ne favorise-t-il pas parfois l’envie de découvrir ?
Oui, pour les musiciens et le public, je le crois vraiment. Il nous fallait juste chercher quelque chose comme point de départ. Dans le cas de Matteis, c’est, en fait, son destin quasi inconnu qui l’a été. C’est quelqu’un de tellement spécial qu’à la fin cette idée de secret valorise sa musique. Il y a une totale adéquation entre ce qu’il vécut vraisemblablement et ce qu’il écrivit. Du fait qu’il était violoniste et guitariste, cela passe directement dans l’instrument. J’adore ce musicien.
Votre prochain CD sera consacré à Rosenmüller, un programme que vous donniez l’été dernier à Sablé. Encore un musicien qui vous permet de montrer ce fil de la vie si mélancolique. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Rosenmüller, c’est vraiment différent. J’en ai joué beaucoup avec la Fenice et d’autres ensembles. C’est un compositeur que j’aime depuis toujours. Ecouter, jouer, penser, rêver son univers sonore me plaît. Sa musique m’inspire beaucoup. Je connaissais bien sa production instrumentale, riche et assez publiée. Lui aussi possédait une graphie fort belle que le magnifique fac-similé permet d’apprécier. En montant ce nouveau projet, on s’est aperçu que Rosenmüller était surtout un compositeur de musique vocale que je n’avais jamais jouée. En fait, je pars souvent de choses que j’ai eu l’occasion de connaître, de toucher. Et là, par hasard, on s’est lancé dans la lecture de plusieurs motets. On en donna quelques-uns en concert, et quelques-uns sur le disque, mais il y en a énormément. J’ai pensé à deux chanteurs. D’abord Raquel Anduezza, un soprano espagnol avec qui nous avons joué ce programme à Sablé l’été dernier. Je voulais aussi une seconde voix, puisqu’il y a des motets à plusieurs voix (soprano, ténor, basse), une autre couleur vocale. Pensant à Wolf Matthias Friedrich, un chanteur allemand que j’apprécie infiniment, je découvre en l’appelant qu’il est né presque au même endroit où l’on situe la naissance de Rosenmüller ! Dans son village, Wolf a organisé pendant plusieurs années un festival Rosenmüller. Il est en contact avec un musicologue qui s’attelle à l’édition complète et révisée de toute sa musique, conservée à la bibliothèque de Berlin. Tout un jeu de circonstances a donc favorisé le projet. Les deux voix se marient parfaitement alors que ces chanteurs ne se connaissaient pas du tout. Ils ont des duos magnifiques. Au-delà de ces petites satisfactions, j’espère avant tout que le public ne boudera pas son plaisir.
En doutez-vous ?
On ne sait pas si les choses vont vraiment passer ou pas. Avec Matteis, je croyais que c’était vraiment sûr. Avec Rosenmüller, comme il est un peu plus connu, même si on ne le connaît pas forcément autant qu’on se l’imagine, le public pourrait ne pas se laisser tenter par la découverte.
Dans ces motets, quelles particularités pourraient les convaincre ?
En microfilms, les manuscrits sont très difficiles à lire. C’est parfois mal écrit, il y a beaucoup d’erreurs. Par endroit, le copiste a oublié cinq mesures et l’on s’interroge : est-ce vraiment Rosenmüller qui aurait pensé cette note bizarre, vient-elle vraiment de lui ou est-ce une faute des copistes ? Ces questions peuvent mettre des barrières à l’expression immédiate. Je n’exprime que mon expérience. Peut-être certains connaissent-ils parfaitement ces motets, mais, pour moi et certainement pour beaucoup de gens qui découvrent cette musique, c’est vraiment quelque chose de très spécial à écouter.
De Vivaldi à Matteis et Rosenmüller, ce sont tous des personnages fantasques ou mystérieux, mais aussi très proches de nous ; cela ne contribue-t-il pas à la séduction du public ?
Oui, je pense. Aujourd’hui, l’on dit baroque, mais à l’époque ils n’étaient pas conscients de l’être – savons-nous vraiment ce que cela veut dire ? Monteverdi et Rosenmüller ne se pensaient pas en musiciens baroques. Ils répondaient à des commandes et devaient aussi manger. En même temps, ils avaient des tas de choses à dire et une inspiration débordante. Ce que j’aime beaucoup dans cette musique, c’est qu’en général elle nous vient de gens qui jouaient, qui mettaient la main à la pâte.
Certains, comme Matteis, développaient-ils une technique particulière ?
En effet, c’est l’un des côtés intéressants d’un projet. Pour Matteis, cela m’a posé pas mal de problèmes. Je pense que Matteis tenait son violon d’une manière particulière - pratiquement au-dessus de la ceinture, comme une tenue de musique populaire. Cela devait donner un très beau résultat. Mais pour des questions d’anatomie féminine, avec moi, ça ne marche pas très bien ! Je n’ai pas le bras assez long. En revanche, cela montre paradoxalement que, malgré une position basse et la main qui reste souvent en première position, il n'hésitait pas à aller jusqu'en troisième et quatrième. De plus, c'est souvent rapide, il utilise volontiers des doubles cordes : rien qui soit de tout repos. C’était certainement un musicien décontracté avec une technique remarquable, vraiment fort, je pense. Si je n’arrive pas à reproduire exactement sa technique, j’ai essayé de me déstabiliser moi-même en mettant le violon beaucoup plus bas. C’était vraiment un gros effort. Quelques violonistes arrivent à jouer très bas, mais ce ne sont pas ceux que l’on voit le plus souvent. Des exceptions. Je ne dis pas non plus qu’il serait mal de jouer en haut pour Matteis. Tout est possible. Ce sont des choix personnels. Il ne s’agit pas de faire cela pour se donner un genre. C’est une proposition, une idée. J’y entends un son spécial. Il nous arrive de le faire à deux violons et Alba, notre violoniste, n’utilise pas la même technique : elle place le violon entre les deux seins, ce que je n’arrive pas à faire.
Outre l’archet, qu’est-ce qui, pour vous, fait vraiment la différence entre le violon baroque et le violon classique ?
C’estsurtout l’archet, mais il faut faire la différence entre ce qui est technique ou organologique (ce qui est vraiment propre à l’instrument) et la pensée de l’instrumentiste. Je connais des artistes qui jouent baroque avec des instruments modernes et une attitude vraiment baroque, ou qui mettent des cordes en boyaux sur des instruments modernes. Je pense qu’à l’heure actuelle, on ne peut pas être intégriste. On peut évidemment tenter de jouer les irréductibles Gaulois, mais je viens d’une famille de musiciens que j’aime bien, celle de Chiara Banchini, mon professeur. De Kuijken, elle tient sa technique qui permet un son très particulier. Pour le public, c’est avant tout une question de goût.
En quoi vous sentez-vous une violoniste baroque ?
Je me sens plutôt une violoniste qu’une violoniste baroque. Et j’essaie de me sentir à l’aise dans plusieurs répertoires. Je fis beaucoup de musique romantique et autant de musique médiévale parce que je pratiquais la flûte à bec. Il me faut savoir ce qui s’est passé avant et ce qui s’est passé après. Savoir d’où cela vient et où cela va. Il suffit de chercher. Il est vrai que mon histoire et les aléas de la vie m’ont fixée dans cette période baroque, car c’est une période phare pour mon instrument. Je n’aurais certes pas donné toute ma vie à jouer de la vièle, dont le répertoire est plus limité, bien que j’aime cet instrument. Mais ce n’est pas ma spécialité. Tandis que le violon qui, à partir de la fin du XVIe et jusqu’au XVIIIe siècle, a vraiment connu une belle évolution, correspond plus à ma personnalité.
Quelle influence Chiara Banchini eut-elle sur vous ?
Quand je suis arrivée à Bâle, j’ai tout découvert de la musique ancienne. En fait, je la connaissais sans le savoir, grâce à la flûte à bec pratiquée depuis l’enfance. Je jouais Telemann, Corelli, ainsi que de la musique contemporaine, d’ailleurs. La flûte n’ayant pas de répertoire romantique, on cherche dans tout le reste. La flûte, c’est la Renaissance, le baroque et l’aujourd’hui. Tout ce que je travaillais de quatre à vingt ans, en marge du violon, sans savoir que c’était de la musique ancienne. Je suis ravie de n’avoir pas connu trop tôt ces catégories. A Bâle, avec Chiara, prenant conscience de ce qu’était vraiment la musique baroque, j’ai appliqué au violon ce que j’avais touché par un autre instrument. Elle m’ouvrit les yeux sur ce qui fait la principale qualité du violoniste baroque : le violon parlé, le violon qui exprime les sentiments, les affects, comme la voix. C’est vraiment avec Chiara que j’ai découvert cela.
Votre violon est-il un instrument ancien ?
C’est une copie. Je n’ai pas les moyens de m’offrir un Stradivarius. A l’époque, les gens ne jouaient pas des violons de trois cent ans mais ceux qu’on venait de réaliser. Né en 1996, mon instrument n’est donc absolument pas illégitime. J’ai énormément confiance en mon luthier qui m’a donné un instrument que j’adore.
Outre l’enseignement, vous menez des actions spécifiques auprès d’enfants ou de personnes souffrantes ou en difficulté, comme à Sablé. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Il nous est arrivé de participer à des actions pédagogiques auprès d’enfants. Ici, en milieu hospitalier, c’est une première pour nous. Jean-Bernard Meunier, le directeur du festival de Sablé, m’en a parlé et ça nous intéressa. Cette expérience me semble positive des deux côtés. Nous sommes allés dans quatre instituts. Un institut médico-éducatif, avec des enfants de quatre à seize ans connaissant divers problèmes de comportement ou des handicaps ; puis une maison accueillant des schizophrènes - présents au concert donné dans le cadre des Préludes - ; une maison de retraite et un autre institut avec des personnes handicapées. La plupart du temps, les réponses furent positives et surprenantes par le degré de participation et de réaction de nos auditeurs. Cela a donné lieu à beaucoup de moments particuliers autant qu’émouvants, bien au-delà de tout ce que nous avions imaginé. Les gens se sont vraiment intéressés à ce que nous leur proposions et demandèrent d’assister au concert. C’était là le but de la démarche : aller vers eux afin qu’ils viennent ensuite vers nous. Je ne suis pas musicothérapeute ; mon métier, c’est d’être musicienne, de faire des concerts. Par cette démarche, nous avons souhaité apporter et porter la musique autrement qu’au concert, mais dans une sorte de contexte de spectacle. J’étais vraiment heureuse de faire cela.
Comment vous y êtes-vous pris ?
Nous étions trois, deux violons et le théorbe ; la seconde violoniste chantait. On a présenté ce qu’on fait d’habitude, mais avec des composantes spécifiques : quelques explications et beaucoup de danses, avec la participation de tous, y compris le personnel. On a constitué plusieurs petites formations instrumentales et choisi un programme de pièces complètement inconnues pour eux, très courtes, avec des tempi variés. On a joué Matteis, Bonporti, Marini et Kasperger. On demandait aux enfants de fermer les yeux et de faire des mouvements calmes, très doux, ou bien on les faisait vraiment participer à la danse. C’était amusant et beau de voir tout le monde danser.
Quels sont vos projets ?
Des motets et de la musique instrumentale de Bonporti que l’on fera l’été prochain à Sablé. Encore un compositeur que l’on croit connaître sans le connaître vraiment. J’ai fait le concours de musique de chambre de Rovereto, en Italie, avec cette musique que j’ai découverte alors, lorsque Chiara enregistrait les Inventions. Ce fut un grand choc pour beaucoup de violonistes, moi la première ! C’est vraiment de la très belle musique. Dans cette aventure, Raquel Anduezza nous rejoint une nouvelle fois. Après Sablé, je vais essayer d’enregistrer les Sonates et partitas de Bach. Puis on se lancera dans un programme assez ambitieux, si on trouve les financements et les musiciens (cela demande vingt-deux instrumentistes…) avec des Concerti pour plusieurs solistes de Vivaldi.