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Chroniques
André Jolivet – Jacques Lenot
pièces pour piano
Alors même que paraissait son premier enregistrement consacré à André Jolivet, judicieusement infiltré d’une incursion varèsienne, le pianiste japonais Yusuke Ishii réitérait l’expérience, associant cette fois un vivant à l’affaire, Jacques Lenot. En ouverture de cette captation marseillaise de septembre 2012, nous retrouvons la suite de miniatures de 1935 qui déjà faisait partie du menu paru chez ALM Records [lire notre critique du CD]. Cette nouvelle version paraîtra moins abrupte. Bondissement clarteux et preste du premier mouvement, Beaujolais, doté d’une riche palette dynamique, geste plus ample de L’Oiseau qui bénéficie d’une précieuse différentiation des coloris, pédalisation d’une précision paradoxale pour La Princesse de Bali qui, bien qu’ayant troqué son armure pour des atours plus secrets, garde sa fierté farouche et passionnée. À la densité drue de La chèvre, toutefois moins impérative dans cette mouture, succède la déambulation chimérique de La vache, récitatif au hiératisme nu, Mana se concluant dans la transe totémique de Pégase dont la verve incantatoire est magistralement servie par la rage renfrognée d’une frappe carbonique.
Vingt-deux ans plus tard, Jolivet écrivait sa Sonate n°2, douze ans après la Première. Nous sommes en 1957. C’est-à-dire ? La guerre d’Algérie, le lancement de Spoutnik… Depuis trois ans, Pierre Boulez et son Domaine musical présentent les Viennois au Théâtre Marigny, mais aussi les postsériels d’alors, ce que le compositeur ne feint pas d’ignorer ; au contraire, cette nouvelle page adopte à sa manière la série qu’elle assimile à un thème, mélodie foisonnante qu’elle ne s’interdit pas de redire telle quelle, à l’inverse des schönbergiens purs et durs qui s’ingéniaient à emprunter toujours un chemin différent, quitte à dresser plus haut la théorie que l’art lui-même. Sous les doigts d’Yusuke Ishii, un appel d’une autorité saisissante ouvre l’Allegro molto dont suit une lecture brillante et inspirée. La ciselure de la nuance est exemplaire, dans cette interprétation efficacement compendieuse qui, par un emportement de chaque trait, luxueusement libre, dépasse largement le cadre formel. Le jeune homme livre un Largo de velours, faisant bientôt mourir le retour du thème initial en un rêve hésitant d’où sourd la figure obstinée, incantation typique de Jolivet. Le relief du Finale s’appuie sur une vigueur un peu verte qui fait bois du mode répétitif à la fois proche de Stravinsky pour la scansion et du Beethoven de l’ultime sonate pour la saccade ; mais la rigueur prime, dans l’exécution de ce dernier mouvement, une rigueur qui, par-delà le fait qu’il s’agit là de la dernière œuvre pour piano seul de Jolivet, le ferme un peu trop définitivement, pensons-nous.
C’est à l’automne 1945 que fut écrite la Sonate n°1 de Jolivet. Quelques jours après les prises de son pour Lyrinx, Yusuke Ishii intervenait à Paris dans un concert entièrement consacré à Jacques Lenot, compositeur né quelques semaines à peine avant la page précitée. Il y donnait Esquif avec l’altiste Laurent Camatte, mais encore deux opus séparés par de nombreuses années [lire notre chronique du 8 octobre 2012]. Réutilisant le matériau travaillé pour D’autres murmures (pièce pour trompette et orchestre qui serait créée à Genève le 3 novembre 2013), Lenot écrivit en 2011 Où habite l’oubli, empruntant le titre d’un recueil du poète sévillan Luis Cernuda (Donde habite el olvido, 1934). Ainsi ce disque fait-il mentir le coffret édité par Intrada qui s’annonçait comme une intégrale de sa musique pour piano [lire notre critique du CD] ; encore faut-il préciser que Lenot lui-même disait clos son catalogue pianistique – du moins le croyait-il, mais depuis, le calame poursuit sa route… Un motif fantasque à l’aigu sur gongs souterrains s’enchaîne une péroraison initiale à la ligne claire ; bientôt, l’aigu s’élargit dans un halo pédalisé, évanescent, tandis que la percussion fronce le regard. S’ensuit une cadence effrénée, polarisée autour d’un ut # qui persiste dans la résonnance. L’œuvre disparait dans la décoloration progressive de ses barbules… qu’on devine infinies.
Musicien intuitif des plus étonnants, Yusuke Ishii, lui-même compositeur et d’une saine curiosité, a souhaité connaître une inconnue de 1978 avec laquelle Jacques Lenot ne comptait plus. Persévérant, il s’en enquit tant et si bien qu’il en occasionnait la résurrection – depuis réentendue sous ses doigts [lire notre chronique du 1 février 2014]. La virtuosité parfaitement débridée du premier mouvement développe un galop terrible dans l’écho d’un prélude sombre, énigmatique. La dérive du trait exige un redoutable travail d’accentuation, se déchaînant bientôt sur toute l’étendue du clavier. Dans ce geste fou survient un élan lyrique presque effrayant. Réflexion intérieure, l’épisode médian – aujourd’hui recadré dans un tempo moins radical que l’extrêmement lent du manuscrit, un pas « plus ou moins raisonnable qui donne à l’œuvre une allure plus humaine », dit Lenot – égrène une errance en piquées rehaussée d’inserts legato, comme par inadvertance, proprement webernienne. La réconciliation de ces égarements largo et des déferlements premiers est réalisée par le dernier mouvement, « écrit en son temps dans un esprit de fantaisie venu de ma fascination pour Schumann et pour… Schumann ! ». De cette version révisée (qu’on pourra dater mai 1978-octobre 2012), nous tenons ici une gravure fort émouvante, progressivement pénétrée par le silence.Bravo !
BB