Chroniques

par laurent bergnach

André Lischke
La musique en Russie depuis 1850

Fayard / Mirare (2011) 224 pages
ISBN 978-2-213-66641-9
André Lischke résume la musique en Russie depuis 1850

Dès l’introduction à ces deux cents pages, André Lischke – maître de conférences à l’Université d’Evry et auteur de nombreux volumes sur le sujet, dont un Borodine [lire notre critique de l’ouvrage] et une Histoire de la musique russe, des origines à la Révolution [lire notre critique de l’ouvrage] – souligne la prise de risque que présente la réunion d’un maximum d’informations et d’idées dans un petit format. Sans vouloir ni pouvoir être exhaustif, l’auteur décide de fournir un aide-mémoire qui resitue les unes par rapport aux autres les grandes figures qui firent la musique russe puis soviétique sur la durée d’un siècle environ, définit les principales étapes de cette période et les met en regard avec les réalités générales de l’Histoire. Ainsi, les mutations politiques du pays induisent trois moments artistiques : l’apogée (un pays au maximum de son potentiel créatif à la veille de l’effondrement), l’éclatement (ce même potentiel passé au filtre du totalitarisme) et la reconstruction enfin (l’éveil poststalinien, préfigurant la perestroïka à venir).

Omniprésent jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le chant religieux a cappella se voit confronté à l’émergence des chants patriotiques, des romances et bientôt de l’opéra importé par les Italiens. La conscience nationale se développe, entrainant la naissance de sociétés musicales et autres conservatoires. Au milieu du XIXe siècle, sous l’égide de Balakirev et de Strassov, le groupe des Cinq voit le jour, pour une décennie environ. Lischke analyse les genres et les formes de l’époque, résumant l’un après l’autre les apports nationaux à l’opéra (le sujet historique, le féérique, etc.), au ballet, au symphonique, au concerto (guère prisé par les Cinq), à la musique de chambre (là encore boudée par la génération 1830-40, mis à part Borodine), au piano et à la mélodie. Alors que tant d’autres peinent à construire une œuvre aboutie et variée (alcoolisme, paresse), Tchaïkovski apparaît comme le plus talentueux, quelque soit le domaine abordé.

Une génération intermédiaire (Taneïev, Liadov, Arenski, Glazounov, Rachmaninov, Scriabine, etc.), avec de nouveaux apports au ballet ou à la sonate, est ensuite passée en revue, avec quelques pages consacrées aux uns et aux autres, comme précédemment. Elle vit l’avènement du Soviétisme, avec souvent une soumission de façade (continuant d’écrire de la musique religieuse en parallèle de chants patriotiques). « Combien de doubles fonds, écrit Lischke, faut-il compter dans la musique soviétique, entre ceux qui croyaient réellement au système et s’accommodaient sans difficulté d’écrire ce que l’on attendait d’eux, ceux qui le faisaient avec un cynisme carriériste non dissimulé, ceux qui étaient lucides mais jouaient le jeu en trichant autant que la multi-signifiance de la musique le leur permettait […], ou ceux, enfin, qui devenaient des « émigrés de l’intérieur »… »

Chacun d’eux « un et multiple », Stravinsky, Prokofiev et Lourié annoncent un nouveau souffle, et notamment la renaissance de l’Association de musique contemporaine (fondée à Moscou en 1924) que l’Association russe des musiciens prolétariens avait dévorée avec la création de l’Union des compositeurs soviétiques (1932). Le destin de Roslavets (promoteur du synthétaccord), Obouhov, Term (inventeurs respectifs de la croix sonore et du teremine) est ainsi évoqué, tandis que Chostakovitch domine l’époque, tel un emblème tragique. Quant à elle, la restructuration porte sur le devant de la scène les noms de Denissov, Karetnikov, Goubaïdoulina, Chtchédrine, Volkonski ou encore Schnittke. Une question clôt le livre : l’éclatement ne menace-t-il pas à nouveau la Russie, avec la génération née dans un monde sans Staline et qui ne vit pas en permanence sur le sol natal ?

LB