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Chroniques
André Tchaikowsky
The merchant of Venice | Le marchand de Venise
Épris de Shakespeare au point de vouloir que son propre crâne serve un jour au monologue d’Hamlet, André Tchaikowsky (1935-1982) est né Robert Andrzej Krauthammer à Varsovie. En 1942, il quitte secrètement le ghetto de sa ville natale, avec de faux papiers au nom d’Andrzej Czajkowski, tandis que sa mère meurt à Treblinka. En 1944, il est arrêté puis conduit au camp de concentration de Pruszków. Il y survit et reprend ses études musicales, commencées par le piano à l’âge de quatre ans, dans différentes institutions européennes (Łódź, Paris, Sopót, Varsovie, Bruxelles). En 1948, l’adolescent débute une carrière de concertiste qui lui apporte récompenses et succès internationaux, mais sans lui faire oublier sa grande passion : la composition.
Outre les pièces chambristes et les concerti qui forment le principal d’un mince catalogue (1949-1981), l’auteur des Sept sonnets de Shakespeare (1966) et des trois mélodies d’Ariel (1969) entreprend l’écriture d’un opéra : The merchant of Venise, d’après la pièce de son auteur favori, parue en 1600. Amorcé en 1968 avec le librettiste John O’Brien, l’ouvrage lyrique demeure incomplet lorsque le cancer emporte Tchaikowsky ; son confrère Alan Boustead en complèterait l’orchestration d’une vingtaine de mesures.
Rangée d’abord parmi les comédies de William, l’œuvre contient pourtant des passages tragiques, inspirés par de nombreuses sources littéraires (Fiorentino, Salernitano, Marlowe, etc.). L’usurier juif Shylock, dont la fille Jessica s’est enfuie avec le chrétien Lorenzo, s’apprête à y donner une leçon cruelle aux tourmenteurs de sa communauté : puisque le marchand Antonio ne parvient pas à rembourser l’argent emprunté pour que son protégé Bassanio puisse épouser Portia, le créancier peut lui prélever une livre de chair en guise de paiement, selon les termes d’un contrat hors-norme. Devenus époux suite à l’élimination d’autres prétendants, le fidèle Bassanio et la rusée Portia décident d’intervenir… chacun à sa façon.
La création mondiale n’a pas lieu en d’Angleterre – pays d’adoption que Tchaikowsky jugeait « suprêmement civilisé » et seul capable d’assurer la paix à un réfugié –, mais au Bregenzer Festspiel (Autriche), le 18 juillet 2013. Signataire des récents Diables de Loudun [lire notre chronique du 5 mars 2013], Keith Warner met en scène l’aube du XXe siècle capitaliste. Dans ces trois actes avec épilogue, il glisse humour (la pantomime du labyrinthe, lors de l’épreuve des coffrets) et émotion (allusion à des amitiés particulières qui n’aurait pas déplu au compositeur). Un documentaire passionnant dévoile la genèse du projet, avec entre autres les interventions de répétiteurs (James Southall et Stephen Ward), si rares dans les bonus.
À part Charles Workman (Bassanio), instable depuis quelque temps, la distribution captive. Ainsi, le baryton Adrian Eröd (Shylock) se révèle nuancé, Christopher Ainslie (Antonio) un contre-ténor vaillant et clair et le ténor Jason Bridges (Lorenzo) aussi vif que lumineux. On apprécie la ligne de chant impeccable de Magdalena Anna Hofmann (Portia), récente Carlotta lyonnaise [lire notre chronique du 17 mars 2015], la souplesse infinie et la puissance de Kathryn Lewek (Jessica), Verena Gunz (Nerissa), efficace et drôle, et Hanna Herfurtner (un garçon). À la tête des Wiener Sinfoniker, Erik Nielsen sert au mieux cette musique qui rejette le XIXe siècle – on y entend Britten, Varèse, Berg, etc. –, sauf pour quelques clins d’œil savoureux à Tchaïkovski et Wagner. Une belle découverte !
LB