Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
rome/paris – 17 juin 2016

Andrea De Carlo
The Stradella Project

créateur du Stradella Project, le chef d'orchestre Andrea De Carlo s'explique
© allison zurfluh

Ces dernières semaines paraissait dans les bacs Santa Editta, vergina e monaca, regina d’Inghilterra, oratorio à cinq voix et basse continue d’Alessandro Stradella. À la tête de son Ensemble Mare Nostrum, Andrea De Carlo s’est lancé dans une vaste intégrale discographique de l’œuvre du Romain, The Stradella Project, induisant l’édition chez Arcana (Outhere music) d’enregistrements effectués lors du Festival Stradella créé par le gambiste italien. Que sait-on de ce compositeur ? Il serait né dans une famille illustre mais appauvrie de Nepi, dans la province de Viterbe, en avril 1639. Après avoir peut-être suivi une formation musicale à Bologne, il se serait installé à Rome où il mena carrière un peu avant la trentaine. Il fut assassiné à Gênes l’année de ses quarante-trois ans.

À l'écoute des trois premiers volumes du Stradella Project parus chez Arcana (La forza delle stelle, 2014 ; San Giovanni Crisostomo, 2015 ; Santa Editta, 2016), l’articulation instrumentale m’a d’emblée beaucoup frappé – une particularité personnelle et neuve ?

Mon passé musical fut plutôt varié, différent de ceux qu’on a coutume de croiser dans nos métiers, puisque j’ai commencé comme bassiste de rock. Pendant plusieurs années, j’ai ensuite joué du jazz, en professionnel. La musique classique est arrivée encore plus tard. Je suis devenu contrebasse solo au Teatro Massimo de Palerme, en Sicile. Mais rapidement, je n’en pouvais vraiment plus de jouer la musique d’opéra, alors j’ai tout arrêté. Le domaine baroque est arrivé à ce moment-là, avec la découverte de la viole de gambe. Par ce chemin, mon approche de l’instrument fut sans doute différente de celle d’un musicien au parcours plus linéaire, pour ne pas dire attendu. Après tout cela, j’ai commencé à développer un vif intérêt pour la relation entre la phonétique de l’italien et la musique.

C'est-à-dire ?

En Italie, on dit que notre langue est celle de la musique. Elle contient en effet ce qu’il faut pour le chant et la danse, mais aussi pour transmettre les émotions et les affetti. Musicalement, le paramètre le plus important de la langue est la consonne double. Comme vous le savez, dans la formation des chanteurs on travaille principalement les voyelles, habituellement – les professeurs ont quasiment peur des consonnes, car ils les considèrent comme des obstacles à la ligne du chant. En fait, je me suis rendu compte que c’est exactement l’inverse : la consonne double est le meilleur ami de l’orateur et du chanteur. Elle impose un rythme pointé. En italien, l’accentuation est presque toujours sur l’avant-dernière syllabe du mot, qu’on appelle piana, ce qui veut dire plate. On se rend compte que la succession de mots répondant strictement à cette accentuation crée un rythme d’une confortable régularité, peut-être parfois ennuyeux, aussi. Au contraire, la consonne double provoque de véritables rebondissements dans l’air, grâce au rythme pointé, puisqu’est dévoré tout l’espace de la voyelle qu’elle précède. Voilà un instrument formidable pour dessiner la forme des sons dans l’air et les charger d’affetti.

Par exemple ?

The Stradella Project, une passionnante et vaste intégrale discographique
© the stradella project, vol.1 | la forza delle stelle – arcana A377

Eh bien, le mot mamma est beau et intime à cause du double m, qui le rend si chaleureux. Dans tous les mots associés à des émotions négatives, comme morte, strazio, crudo (mort, tourment, dur), etc., on rencontre des consonnes doubles mixtes avec un r, des sons durs comme le t, qui véhiculent l’idée de quelque chose de mauvais. C’est devenu la base de mon travail avec les chanteurs : trouver tous les rythmes dans la seule prononciation du texte, avant même de se pencher sur la partition. Et il se trouve que, de ce point de vue, Alessandro Stradella est un génie absolu ! C’est un trait des compositeurs du XVIIe siècle, mais il est sans doute celui qui parvient le mieux à utiliser ces rythmes et à mettre en musique tous les affetti de la parole. Puis j’ai travaillé cet aspect avec les instruments, soit avec les cordes soit avec la basse continue.

Voilà précisément ce que j’ai entendu au disque : une articulation instrumentale inédite.

Avec les instruments à archet, on joue avec la forme des sons, mis en relief par les cordes pincées, et l’on essaie de rendre compte du chant, car Stradella toujours écrit des contrepoints imitatifs. Sa basse continue n’est pas seulement l’accompagnement d’une ligne mélodique mais un contrepoint, au moins à deux voix, souvent plus ; elle a donc besoin d’être soigneusement articulée, en cherchant la beauté de la forme, le surgeon des rythmes et émotions des mots.

C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité en savoir plus…

Pourtant, plusieurs critiques m’ont attaqué sur ce sujet, précisément ! Cette façon que j’ai de commencer le travail par le texte contient mon interprétation en dehors de la recherche d’effets théâtraux, qui forcément seraient extérieurs. Cela me semble inintéressant de donner une incidence extérieurement expressive à la musique de Stradella. Il faut savoir que ce compositeur ménage plusieurs niveaux, savamment construits, à l’intérieur de ses œuvres. Dans les oratorios, comme Santa Editta, il y a au moins quatre strates distinctes d’architecture. Il y a la trame légendaire et historique – ici, celle d’Edith of Wilton, au Xe siècle. Mais en fait, c’est un prétexte pour parler d’une histoire contemporaine : le mariage de Maria Beatrice Ricciarda d'Este (1658-1718), sœur du ducFrancisco II de Modène (1660-1694), avec le duc d’York, James Stuart (1633-1701), futur Jacques II d’Angleterre, le 30 septembre 1673. L’évocation de l’actualité était alors fréquente dans les oratorios. On a donc deux niveaux, déjà. Sauf que le poète, Lelio Orsini (1623-1696), et surtout le compositeur en inventent d’autres encore, qui sont en contraste avec la première idée.

Pourquoi, d’après vous ?

La vie de Stradella fut très aventureuse, un peu à la manière du Caravage. C’était un grand amateur de femmes et un escroc qui devait de l’argent à tout le monde. Il détournait des biens du chapitre, il volait son cardinal protecteur et fut continuellement mêlé à des histoires de cocufiage et de vengeance. Ce n’est assurément pas la vie de Bach ou de Händel, mais celle d’un libertin sans vergogne qui dut changer à trois reprises de ville de résidence pour fuir ses ennemis : Rome, Venise, Turin, enfin Gênes où, à l’âge de quarante-trois ans, il fut assassiné dans la rue. On peut aisément imaginer qu’un tel personnage, à l’instar de Caravage dans sa peinture, ait eu envie de glisser des messages inattendus dans ses oratorios dont il faut dépasser le premier degré.

Un exemple ?

l'Ensemble Mare Nostrum signe The Stradella project chez le label Arcana
© gabriela torres ruiz

C’est le cas de Santa Editta, dont le titre complet ajoute vergine e monaca, regina d’Inghilterra : elle est censée être la reine, la sainte qui abandonne ses richesses et se retire du monde pour se dédier à l’amour de Dieu. Avec la complicité du librettiste, Stradella massacre le personnage à travers des discours rigides, pas du tout convaincants. Edith parle dans le vide, radote même, alors que les quatre figures allégoriques parlent peu mais ne disent que des choses infiniment sages et équilibrées. Au fur et à mesure du travail en amont de l’enregistrement, j’ai compris que l’Humilité, seule figure allégorique associée à Edith, n’est pas humble du tout mais très arrogante, au contraire : elle crie son pouvoir de couper la tête des rois, se réjouit méchamment de la nécessité où chacun se trouve de lui obéir, etc. – exactement l’inverse de l’Humilité. En fait, c’est l’alter ego d’Edith. Voilà un personnage faible, superficiellement rigide mais sans force intérieure, sans profondeur aucune, aidé par son alter ego l’Humilité, conçu par Stradella exactement dans la même tessiture vocale. L’intérêt de l’oratorio est de jouer sur ces quatre niveaux entre lesquels on peut dessiner des connections, à l’infini. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas souhaité ajouter des effets, via des dynamiques exagérées. Stradella indique parfois les dynamiques, mais c’est plutôt rare. Bien sûr, il faut les utiliser tout de même, mais de façon « naturelle » pour suivre le texte, l’agogique, sans chercher un effet plus appuyé. La vitesse, le rythme, le tactus des scènes et des récits doivent venir de la parole, le plus naturellement possible, sans confronter des tempi très lents à des élans extrêmement rapides. Il y a déjà beaucoup d’ingrédients dans la recette de Stradella, alors le ketchup n’est pas utile.

Est-on clairement informé quant à cette vie qu’on pourrait dire romanesque ? Selon vous, n’y a-t-il pas une part d’affabulation que le temps et l’imagination auront édifiée à la faveur de quelques faits avérés, sans que tous les autres le soient ?

En effet, ce personnage a beaucoup inspiré tout le monde. On connaît d’ailleurs le roman de Philippe Beaussant, mais encore les opéras de César Franck ou de Friedrich von Flotow. Mais depuis, la musicologue nord-américaine Carolyn Gianturco, qui a consacrée sa vie à connaître Stradella, a pu dessiner une biographie plus fidèle. De là, la génération suivante poursuit avec le même sérieux des études fiables sur le compositeur. Mais cela n’infirme pas une existence de ruffian ! On sait désormais beaucoup de choses, mais pas tout. Par exemple, Gianturco dit que Stradella est né à Nepi, mais ce n’est pas absolument certain, bien que ce soit aujourd’hui, dans l’état actuel de la recherche, le plus probable. On ne sait pas exactement où il a passé les années d’adolescence. Il est parti avec son père à Vignola, ce qui suggère qu’il aurait été musicalement formé à Bologne, juste à côté, mais rien n’est sûr. Pourtant, sa grande maîtrise du contrepoint invite à penser qu’il fréquenta l’école bolognaise... En contact avec le monde romain, plus léger, sa créativité pourrait avoir bénéficié de cette formation rigoureuse et du tourbillon explosif de la découverte de Rome et de son carnaval, par exemple. On pourrait extrapoler longtemps… par exemple sur les raisons de son assassinat, d’ailleurs : sait-on vraiment pourquoi on l’a tué ? Le plus vraisemblable est qu’une énième histoire de femme ou de dette l’a mené jusque là, mais personne n’en possède la preuve historique.

Une véritable passion pour sa musique : d’où vous vient-elle ?

Arcana (Outhere Music) édite The Stradella Project d'Andrea De Carlo
© the stradella project, vol.3 | santa editta – arcana A396

Chaque fois que j’ouvre une partition de Stradella sans la connaître, je ne comprends pas ce qu’il fait ! C’est toujours un choc. Il n’écrit rien de façon systématique. Francesco Cavalli est un très grand compositeur, mais une fois qu’on a saisi sa manière, on le retrouve, immuable, dans chacune de ses œuvres. En revanche, il est impossible d’entrer dans la tête de Stradella. On pourrait parfois penser, en commençant la lecture d’un oratorio inconnu, qu’il n’est pas de lui, mais à la fin, c’est bien son esprit, pourtant. Je dois travailler, jouer pendant des heures la basse continue de chaque nouvelle œuvre abordée afin de comprendre pourquoi elle est notée de telle manière, car Stradella avait toujours une raison très précise d’écrire la ligne de basse comme ceci ou comme cela. Il nous dit toujours quelque chose : peut-être que le personnage qui chante est en train de mentir, par exemple, ou qu’il doute, ou qu’il se trompe. Cette attitude, je ne la trouve que chez Bach. Lui aussi tient la banalité en horreur, il n’aime pas le recours mécanique à des procédés. Tous les deux ont une extrême sensibilité au contrepoint, d’une dimension quasiment visionnaire.

En Stradella, voyez-vous un novateur ?

Oui, c’est un grand novateur ! Sa maîtrise de la forme est tout à fait moderne. N’est-ce pas étonnant que sa musique, tellement savante, sonne comme quelque chose de très populaire, si proche ? Comme Bach, Stradella déteste la prévisibilité. Lorsqu’on écoute Bach, on croit voir venir telle résolution, mais soudain c’est une autre qui survient, et si on réécoute, on se dit que ce n’aurait pu être autre chose que celle-ci que pourtant l’on n’imaginait pas. L’expérience fonctionne de même avec Stradella. Jamais la direction que l’on prévoyait sera celle qu’il a choisie, et pourtant son choix s’impose jusqu’à énamourer l’écoute.

Alors Stradella, c’est le projet d’une vie, pour ainsi dire…

J’y suis intensément engagé, oui… Dans le répertoire baroque, j’ai commencé à m’exprimer avec le consort de violes et sa polyphonie. C’est ainsi que j’ai acquis des outils pour comprendre le contrepoint de Stradella. Mon passé dans le jazz s’y retrouve aussi, car dans la musique de Stradella l’appui rythmique est toujours sur le contretemps. Sans déroger à l’architecture narrative, à la sensibilité au livret, à l’exigence du contrepoint, tous les accents sont sur le contretemps ou sur le contretemps du contretemps, et ainsi de suite jusqu’à la subdivision infinie. Charlie Parker faisait ça ! J’ose dire que Stradella est un compositeur fractal, mais pas scalaire (qui proposerait la même structure à différentes échelles géométriques) : le détail s’organise à l’infini, mais en évoluant, en changeant, en s’altérant ou en se réinventant.

Comment avez-vous rencontré sa musique ?

J’ai été engagé comme gambiste dans un concert où l’on donnait La forza delle stelle. Je ne connaissais pas Stradella, à ce moment-là, et je devais jouer la basse continue. Cette œuvre convoque sept voix et trois ensembles instrumentaux – un concerto grosso et deux concertini piccoli. Comment cette équipe a-t-elle pu imaginer se passer d’un chef ? C’était un cauchemar ! Il fallait faire quelque chose, on ne pouvait pas continuer ainsi… Tout en annonçant honnêtement que je ne connaissais pas Stradella et que je n’avais jamais dirigé, je me suis proposé pour le faire et j’ai travaillé sur la partition toute la nuit. Voilà la première rencontre. C’est précisément en souvenir de cette histoire que j’ai tenu à ce que le premier volume du Stradella Project soit cette sérénade, La forza delle stelle overo Il Damone.

le musicologue Bertrand Bolognesi rencontre le chef Andrea De Carlo
© allison zurfluh

Puis vous vous êtes lancé dans les oratorios…

Mon idée est de les enregistrer tous. Nous terminerons par San Giovanni Battista, car c’est le plus connu et peut-être le plus beau, en tout cas celui dont Stradella lui-même a dit que c’était de ses œuvres celles qu’il aimait le plus. Juste avant, on fera Santa Susanna. Dans deux mois, nous enregistrerons Santa Pelagia, enouverture du Festival Stradella de Nepi, le 10 septembre. Ce sera encore plus austère : la seule partition arrivée jusqu’aujourd’hui possède une partie pour deux violons et un alto, mais il me semble impossible qu’elle soit de la main de Stradella, car la ligne de chant et la basse continue sont merveilleuses, en conformité avec son art fabuleux du contrepoint, tandis que cette partie de cordes est affreusement maladroite, avec des erreurs invraisemblables, etc. Pour finir, je vais enlever ces instruments. On m’attaquera sûrement à ce sujet, comme on le fit quand j’ai réalisé le ritornello de Santa Editta avec la basse continue – tout le monde croit qu’un ritornello doit forcément être fait par les violons : c’est méconnaître les cantates romaines du début du XVIIe siècle où il n’y a qu’une basse continue et qui parfois incluent pourtant des ritornelli, parfaitement indiqués comme tels. D’autre part, si Stradella dispose de deux violons et d’un alto pour sa Santa Pelagia, pourquoi ne s’en sert-il pas dans les arie ? Je suis convaincu que ces parties de cordes ont été ajoutées plus tard, d’une autre main.

Pour La forza delle stelle, vous n’avez pas gardé la version avec plusieurs groupes instrumentaux ?

Au départ, mon idée était de faire la mouture avec sept chanteurs et trois ensembles, mais au disque j’en ai finalement utilisé cinq, comme dans la version de Turin, et avec deux ensembles, car au fond l’idée d’en convoquer trois ne se justifie que lorsqu’on joue cette sérénade en plein air, comme elle fut scéniquement conçue – pour une fixation sur disque, ça n’aurait pas de sens. De même ai-je aussi décidé de jouer le concerto grosso en parties réelles et non en doublant les voix : il est grosso parce qu’il a plusieurs voix, mais cela ne doit pas induire de les doubler.

San Giovanni Crisostomo, deuxième volume du Stradella Project, est très différent…

Oui, parce qu’il est vraiment très scénique, dramatique, beaucoup plus que Santa Editta. Mais là, Stradella n’a pas construit plusieurs niveaux d’expression tout en respectant la narration avouée. On ne sait malheureusement pour quelle occasion l’œuvre fut écrite, de sorte qu’au delà de l’intrigue historique directe, on ignore la référence contemporaine. Toujours de manière fractale, le compositeur illustre en apparence l’histoire d’Eudosia et Crisostomo alors qu’en profondeur il édifie tout son oratorio sur le conflit intérieur d’Eudosia, jusqu’en ses moindres retranchements intimes. Les émotions surgissent d’une manière complètement théâtrale. Il faut savoir qu’à ce moment-là du XVIIe siècle, l’oratorio est souvent plus scénique que l’opéra. À l’opéra, il s’agissait de s’amuser, que l’ouvrage soit destiné au peuple ou à l’aristocratie, alors que l’oratorio toujours raconte précisément quelque chose avec une plus grande profondeur dramatique. De fait, il ne faut pas penser que les oratorios se jouaient tous dans l’austérité des églises : l’on sait aujourd’hui que nombre d’entre eux furent donnés dans les palais. Il est probable qu’on ne s’en tenait pas à une stricte exécution « de concert » mais que les agrémentaient des toiles peintes, peut-être même des costumes (les chercheurs n’ont pas de certitudes).

Dans le cadre du Stradella Young Project vous jouerez Ester, lors du prochain Festival Stradella. Encore une nouvelle facette du compositeur, dont témoigne cette œuvre ?

lorsque passion et talent se rencontre : The Stradella project, chez Arcana
© the stradella project, vol. 2 | san giovanni crisostomo – arcana A389

Ester est tout à fait autre chose, oui ! Je me réjouis de l’aborder bientôt avec de jeunes musiciens. Sans doute graverons-nous cet oratorio avec Mare Nostrum en 2018. Stradella est incroyablement protéiforme !

Quels étaient vos buts en créant le Festival Stradella ?

Je l’ai créé pour plusieurs raisons. Donner une maison au Stradella Project, tout simplement, soutenir à long terme l’intégrale discographique dans laquelle j’espérais alors pouvoir me lancer. Sachez que le Festival Stradella, ce n’est pas seulement des concerts et des enregistrements, mais aussi un travail de recherche. Il intègre une médiation dans les écoles de Nepi et de toute la région afin de sensibiliser les nouvelles générations à ce trésor qu’est Stradella – un compositeur qui mérite qu’on lui fasse place dans le gotha des grands, vraiment ! Je crois que c’est le moment et j’espère pouvoir y contribuer – et la formation de jeunes chanteurs et musiciens à travers des master classes de musique romaine du XVIIe siècle.

La pédagogie est importante ?

Mon travail didactique me semble aussi important que mon travail d’artiste. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre détenir une vérité sur l’interprétation du répertoire italien parce que je suis Italien, non, mais actuellement il y a un goût pour une musique italienne baroque où la langue n’est pas fondamentale. On y entend d’excellents chanteurs… qui ne connaissent pas assez l’italien pour pénétrer plus loin cette musique. Dans le meilleur des cas, on s’ingénie à faire comprendre le texte, la narration. Ce n’est pas suffisant ! Le rythme de la parole est tellement lié à l’écriture musicale qu’il ne s’agit pas que d’énoncé narratif ou discursif, mais encore de poésie. Il est dommage de rester à côté, non ? Croyez-vous qu’un gambiste puisse vraiment jouer Marin Marais ou Jean de Sainte-Colombe sans connaître au moins un peu de français ? Quand j’aborde ces œuvres avec mes élèves du conservatoire, je l’ai oblige à apprendre un peu de français afin de favoriser la connection entre la prononciation de la langue et le mouvement de l’archet.

Santa Pelagia fera le quatrième volume du projet. Ensuite ?

En 2017, nous graverons un opéra de Stradella, La Doriclea, déjà joué dans le cadre du Stradella Young Project qu’avec Mare Nostrum je mène pour de jeunes musiciens de bon niveau, car je pense que la musique de Stradella est formidable pour former les étudiants à l’harmonie, à l’articulation, au contrepoint, au rythme – si l’on a pu jouer Stradella, tout le reste sera beaucoup plus facile. À l’Opera Studio de Verónica Cangemi, à Mendoza (Argentine), on a un projet de trois ans sur La Doriclea. On terminera ensuite la série avec les oratorios. Mais j’espère développer plus encore, accueillir d’autres ensembles au Festival Stradella afin de transmettre ce goût qui me passionne. Il ne serait pas bon que je sois le seul à défendre cette musique, qu’elle soit jouée d’une seule manière, comme si cette manière-là était une vérité absolue. Le style de Stradella est lui-même déjà tellement contaminé par plusieurs influences qu’en réduire l’approche à une interprétation unique serait absurde. Il faut partager sa musique, et confronter les approches conduira à la connaître plus encore et à la jouer mieux, j’en suis sûr. D’autre part, l’édition 2016 du festival présentera quelques moments où musiques baroque et contemporaine se côtoieront. Il ne s’agit pas de les associer et de regarder ce que pourrait générer cette bizarrerie, mais de considérer ce qui, de la modernité d’Alessandro Stradella, peut nous aider à nous retrouver dans le langage musical contemporain.