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Chroniques
Andrea Malvano
Debussy, un nouvel art de l’écoute
Dans sa collection Arts | Musique, l’éditeur Patrick van Dieren propose un ouvrage signé Andrea Malvano, qu’il a lui-même traduit de l’italien. Professeur à l’Université de Turin, de musicologie et d’histoire de la musique, l’auteur y livre une réflexion sur la modernité de Debussy. Le sous-titre, La réception comme élément d’analyse, en précise l’angle d’approche original. Comment écouter cette musique ? Où sont donc la mer dans La mer et l’Espagne dans Ibéria ? Sans se limiter à une traditionnelle analyse musicale des œuvres évoquées, c’est en prenant en compte les réactions du public de l’époque que l’essai avance par étapes.
Un premier chapitre renseigne d’emblée sur la vision que le compositeur a du spectateur, membre d’une foule souvent hostile qui affiche ennui, apathie, voire stupidité, et qu’il ne faut même pas chercher à éduquer. Plus que tout, Debussy fustige le dilettante, symbole de préjugés et de sophistications inutiles, auquel il oppose une élite idéale, apte à affronter les secrets ésotériques de l’art – « un art un peu abscons et qui demande qu’on aille vers lui » (1892). Toute forme imposée, toute sorte de guidage (leitmotiv wagnérien, cinématographie straussienne) sont, pour lui, des entraves à la liberté d’imaginer, au pouvoir se souvenir qu’il expérimente lui-même en liant des notes.
Les chapitres suivants auscultent un autre genre de public, celui de la presse spécialisée, lui aussi destinataire direct des œuvres de Debussy, c’est-à-dire proche d’une dimension pure d’écoute. À l’aide de trente-cinq périodiques parus entre 1890 et 1925, Malvano scrute le contexte musical et l’horizon d’attente de l’époque. Celle-ci est toute dévouée – dévoyée, dirait le père de L’Enfant prodigue [lire notre critique du livre-disque] – à la musique à programme (imitation, description, représentation), laquelle a ses partisans fervents ou occasionnels (Dukas, d’Indy, Saint-Saëns, etc.).
Or Debussy veut débarrasser la musique de tout exotisme et du pittoresque de convention, pour que priment ambiguïté et diversité. En plaçant le critique face à des titres aussi brumeux que Nocturnes, La mer ou Ibéria – trois opus abordés en fin d’ouvrage –, sans possibilité d’images sonores préalables et précises, il contraint à des réactions inédites. Adhésion, déception ou surprise sont le sel d’une analyse détaillée du musicologue italien, truffée d’exemples qui mettent en relief la corrosion de la clarté sémantique, mais aussi les fractures, anomalies et révolutions syntaxiques engendrées pour libérer l’imagination de l’auditeur, raviver sa mémoire. Oui, Debussy apparaît bien ici comme pionnier de l’œuvre ouverte !
LB