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Dossier
Anna Maria Panzarella
portrait d’un soprano
Si l’on put entendre d’une certaine grande chanteuse d’autrefois « je suis une tragédienne qui chante », il ne paraîtra pas plus surprenant d’entendre le soprano Anna Maria Panzarella se définir d’abord comme une comédienne. Certes, l’opéra, c’est sa vie. Mais l’opéra se fait sur une scène – tout est là ! Des éclats de rire de Cimarosa aux sombres atermoiements de Rameau, elle nous dit ô combien cet art est le sien, par-delà les préoccupations du chant.
Comment l’aventure du chant a-t-elle commencé ?
Comme tout enfant, je suis allée à l'école, tout en suivant dès l'âge de cinq ans des cours de danse classique. Lorsque le temps du lycée arriva, mes parents m'ont proposé d'entrer dans une section Sport, Études et Danse. J'ai commencé ce cursus à Cannes où l'on m'annonça que, ne possédant pas la résistance musculaire suffisante, je ne pourrais jamais devenir danseuse professionnelle. On m'orienta donc vers un avenir de chorégraphe. Ce qui m'intéressait, c'était danser moi-même, être sur scène, et non faire danser d'autres corps. J'ai donc renoncé. Du coup, j'ai imaginé de devenir comédienne. Mais une âme bien intentionnée m'a dit que pour ce faire, il fallait être vraiment belle, ce qui induisait que je n'étais certainement pas ce qu'on appelle une référence de beauté ! Alors là, je me suis interrogée sur ce qu'il est possible de faire sur scène lorsqu'on est un peu moche (rire) : le chant parut une évidence. J'ai pris mes premiers cours à Grenoble auprès d'un professeur qui prétendit immédiatement que je possédais une voix naturelle qui me permettrait de faire une carrière à l'opéra. À ce moment-là, je voulais chanter, sans plus. Je ne projetais pas du tout de faire du chant lyrique. Méfiante, je suis allée voir un autre professeur, afin d'entendre un avis différent : celle-ci me dit la même chose et m'encouragea à travailler. Elle s'est proposé de me donner deux cours par semaine en ne m'en faisant payer qu'un seul, ce qui me fit prendre conscience que quelque chose de sérieux était peut-être en train de se passer. Rapidement, je suis entrée au Conservatoire de Genève, puis au Royal College of Music de Londres. J'ai pu avoir une formation très complète dans cette école d'opéra où j'ai étudié tout le répertoire qui serait le mien, auprès d'artistes non seulement brillants en tant que tels mais réellement investis dans l'enseignement qu'ils y prodiguaient.
La dimension théâtrale d'une carrière de chanteuse vous importa-t-elle dès le début ?
Oui, car, finalement, ce qui m'intéressait, c'était jouer plutôt qu'uniquement chanter. C'est d'ailleurs là qu'on me remarqua assez vite. Ce n'était pas d'abord ma voix qui retenait l'attention. Dans les commencements, on ne me parlait pas tellement d'elle mais plutôt du tempérament que la scène affirmait. Ce sont le jeu, la présence, l'expressivité et une certaine facilité à me mouvoir sur le plateau qui frappaient. J'ai bientôt joué, avant même de savoir véritablement chanter.
Ayant étudié à Genève et à Londres, vous semble-t-il qu'on aborde différemment l'étude du chant ici et là ?
Au fond, je ne le pense pas. Certes, on parle de diverses techniques que l'on dititaliennes,allemandes, etc. ; personnellement, il ne me semble pas avoir appris une technique plus ceci ou cela. Précisons tout de même que je n'ai pas étudié en France : je ne sais donc pas quel y est le cursus des jeunes gens qui souhaitent apprendre à chanter sur scène.
Une école d'opéra, comme le Royal College of Music de Londres, est vraiment formatrice : on vous y donne des cours d'art dramatique, de danse, de langues – j'ai la chance d'avoir des parents italiens et d'avoir également vécu en Espagne, ce qui m'a souvent avantagée –, et de diction, partant que parler une langue et la chanter sont des choses largement différentes. Des metteurs en scène sont venus nous mettre en situation dans des extraits de certains ouvrages, de sorte que j'ai abordé à Londres tout ce qu'on doit faire lorsqu'on se met à disposition de la scène lyrique. J'ignore si tous les jeunes chanteurs ont cette possibilité dans les conservatoires. Bien souvent, l'institution leur offre une approche à la fois théorique et vocale, mais peut-être pas toutes ces activités qui font comprendre et approfondir les exigences de la scène. Sur ces questions, l'Angleterre est vraiment formidable.
On vous entend dans les répertoires baroques, classiques et intermédiaires, dans la tragédie lyrique française, mais aussi dans des œuvres chronologiquement plus proches de nous, comme celles de Massenet ou de Puccini...
Oui, ma carrière a commencé en Angleterre par Donizetti, Rossini et Bellini. William Christie m'a ensuite retenue lors d'une audition. Il me donna l'opportunité de me produire en France dans le répertoire baroque. Voilà pourquoi l'on me connaît ici d'abord comme une chanteuse baroque. Le danger est qu'en vous classant rapidement dans une catégorie, on imagine mal que vous soyez capable de défendre autre chose, comme vous le savez. Il est vrai que l'opéra baroque étant très proche du théâtre, c'est peut-être là que je m'exprime le mieux, et non dans le répertoire belcantiste ou vériste. Ce qui ne m'empêche pas d'aimer explorer d'autres horizons, de les servir avec bonne volonté, voire de m'y amuser.
Indéniablement, vous possédez un vrai sens de la scène. D'où vous vient-il ?
Sans doute mes études de danse me permettent-elles aujourd'hui d'évoluer plus facilement sur scène en tant que chanteuse. Elles m'ont certainement donné une dimension de l'espace, une souplesse, voire une mobilité peut-être plus gracieuse. Mais bien que le travail d'acteur existe bel et bien, je crois qu'on est plus ou moins doué pour ça. Sans doute avais-je des prédispositions pour le jeu. Peut-être même plus que pour le chant, d'ailleurs ! Chanter pour chanter, c'est agréable, c'est très bien, mais – je l'avoue – ne me procure pas beaucoup de plaisir. Ce qui m'intéresse, c'est interpréter un personnage dans une histoire. Contrairement à certaines de mes camarades qui me disent commencer par se préoccuper des questions techniques et musicales d'un rôle, j'aborde toujours un nouveau personnage en lisant ou relisant l'histoire, puis en m'intéressant aux passions qui animent celle que j'aurai à incarner, aux situations qu'elle vit. Bref, je tâche de comprendre sa relation aux autres protagonistes. Puis je lis mon texte et après, seulement, j'en viens à la musique. Par ce trait, vous me verrez peut-être plus actrice que chanteuse.
Prenons un exemple : vous avez à chanter Le soleil brille ; croyez-vous que ce soit en cherchant à donner à votre voix une couleur qui face briller la phrase que vous donnerez vie au personnage qui doit la dire ? Non, c'est en intégrant le sentiment qui pousse le personnage à la prononcer qu'en votre voix naîtra d'elle-même la couleur juste. Je suis convaincue qu'il faut aborder les choses de l'intérieur. Je ne cherche donc pas à émettre de beaux sons pour relever un texte, mais à puiser la couleur dans le sens du texte et l'intimité du rôle. De même que je puise dans ce que je suis plutôt que dans l'observation des autres. Si, à partir de là, je croise un souci technique, je saurai le résoudre, mais je ne commence jamais par jalonner de béquilles ou d'artifices mon incarnation.
Quelles relations votre sens du théâtre induit-il avec les metteurs en scène ?
Il intéresse les metteurs en scène de théâtre. Ils peuvent explorer toute une palette expressive où puiser de quoi construire un personnage et véhiculer des émotions. En revanche, ce que vous appelez mon « sens du théâtre » fait parfois peur aux metteurs en scène d'opéra ou de ballet. Ils travaillent principalement l'esthétique plutôt que la direction d'acteurs. Sans doute se disent-ils qu'un tel tempérament est difficile à gérer. Certains le trouveront enrichissant, d'autres au contraire l'estimeront dérangeant. Il est vrai que je propose volontiers, mais si l'on me dit « ce n'est pas ce que je veux », j'attends sagement une indication clairement dirigée. Étant toujours dans le texte, je travaille avec passion et spontanéité. Je ne pense pas du tout à ma colonne vertébrale, à mon port de tête ou à la position de mon bassin !
Comment aborde-t-on un rôle avec Pierre Audi ?
Avec Pierre Audi, on s'assied autour d'une table pour réfléchir à la situation. Que s'est-il passé avant la scène dont il est question, que va-t-il se produire ensuite, etc. Une scène n'existe pas par elle-même, n'est-ce pas ? Il faut donc établir un temps, un déroulement et la position de chaque personnage dans ce scénario. Ensuite, on va sur scène. J'aime beaucoup travailler avec lui. Il arrive qu'il me propose immédiatement quelque chose comme il est possible qu'il me dise « écoute, là, je ne sais pas trop, propose-moi quelque chose. Peut-être que j'aimerais que tu commences au sol, décoiffée, mal à l'aise. Ensuite, on verra ». À partir de là, un véritable échange construira la scène. Si un metteur en scène me dit « entre sur tel mot, agenouille-toi sur tel mot, lève le bras sur tel autre mot », j'apprends docilement tous ces gestes et mouvements, mais ne m'en tiens évidemment pas là : il faut les habiter, sinon le personnage cède la place à une marionnette. Mais il est plus compliqué de procéder de cette manière. Imaginons qu'aujourd'hui, j'aie prévu à l'avance toutes mes réponses à cet entretien sans connaître les questions que vous souhaitiez me poser (rires) ! Non, chaque geste à un sens, chaque regard est déterminé par ce qui se passe à l'intérieur du personnage et par ce qui survient autour de lui à tel moment précis. Je n'ai aucune idée préconçue de la manière dont mon corps va réagir dans telle situation.
Il est donc assez contradictoire d'avoir à trouver a posteriori du sens à un geste. Bien sûr, je dois m'adapter à la demande du metteur en scène. Ne serait-il pas aussi intéressant que le metteur en scène sache s'adapter à la personnalité d'un artiste ? Non pas pour se faire mutuellement des politesses, il ne s'agit pas de cela, mais tout simplement afin de mettre en commun nos qualités au service du spectacle. Se contenter de régler des gestes, des pas, des attitudes, c'est aussi raisonnable que de demander à un chat de marcher comme un chien. On peut tout aussi bien imaginer de demander à un chat de marcher plutôt comme un chat de gouttière, un chat siamois, un chat taquin ou un chat enragé, et ainsi de suite. Il y a toutes sortes de démarches de chat qui, pour se différencier, demeurent toutefois propres au chat. À considérer le chat, le metteur en scène ne peut que gagner un travail plus riche, plus coloré, plus évolué.
Qu'est-ce qui vous inspire, au fond ?
Les histoires m'inspirent. Je peux interpréter un personnage complètement contemporain s'il m'intéresse et me touche et qu'il me semble pouvoir m'exprimer. Plus que la musique, ce sont les personnages et les destins qui me parlent. Et il y aussi les rencontres, bien sûr. Les belles rencontres font évoluer. Apprendre des rôles, travailler sa technique, seule dans son coin, ne suffit pas. Au fond – et je m'en rends compte en vous parlant –, les gens m'inspirent, tout simplement. Il me serait sans doute plus aisé de me passer de musique que de théâtre, je crois. Lorsque je vais à l'opéra, c'est toujours l'interprétation qui me touche et non la beauté d'une voix où la sophistication d'un éclairage. J'ai besoin de sentir l'humanité, la compassion, la présence. Dans la vie, j'aime écouter les autres. Quelqu'un d'inconnu peut me raconter sa vie. J'apprends. Je ne puise pas une information ou un exemple, mais une nouvelle trace émotionnelle me parcoure peut-être, je suppose. Toujours, les gens me touchent. Je ne connais pas l'indifférence. D'ailleurs, cela doit se sentir, puisque les chauffeurs de taxi me racontent leur vie, dans ce court instant que je passe dans leur voiture ! Vous savez, je viens d'une famille italienne, et les Italiens communiquent beaucoup. De fait, je communique toujours. Je suis incapable de m'asseoir dans le train sans parler à la personne qui se trouve en face ou à côté. On se dira peut-être bonjour et trois fois rien, mais au moins ça.
Lorsque vous avancez dans le travail d'un personnage, est-ce qu'il arrive qu'il fasse quelque chose avec lequel vous ne seriez pas d'accord, bien qu'il vous faille le faire ?
Je suis toujours d'accord. D'abord parce qu'il n'est pas moi. Ensuite parce c'est passionnément intéressant d'essayer de comprendre pourquoi le personnage en arrive à accomplir cette chose-là. Prenons un exemple : dans la vie, si mon conjoint me trompe, il ne me viendrait pas à l'esprit d'aller trucider la rivale, je m'en prendrais plutôt à lui. Dans les opéras, les héroïnes préservent presque toujours leur amoureux et se vengent sur la maîtresse. Je dois alors chercher leur motivation.
Cela m'amuse follement ! En revanche, il m'arrive d'imaginer des personnes réelles que je connais dans les personnages qu'il me faudra côtoyer sur scène – c'est encore plus drôle ! Plus sérieusement, dans un rôle qu'on doit interpréter, il arrive de rencontrer des passages épineux qui ravivent des blessures personnelles ; eh bien, je me sers de ce que j'ai pu vivre, je le transforme. C'est aussi l'une des chances de la scène : on peut puiser des tas de choses en soi. Mais je ne suis pas du tout quelqu'un de tourmentée, rassurez-vous (rires) !
Depuis quelques années, vous tracez un chemin régulier avec Christophe Rousset. Comment cela s'est-il fait ? Votre théâtralité n'y est sans doute pas pour rien ?
Il y a dix ans, Christophe Rousset était à la recherche d'une Ismène pour enregistrer l'Antigona de Traetta. J'ai auditionné. Il m'a écoutée à peine trois minutes, pour me dire « c'est bon » et me donner ensuite mes premiers rôles de tragédienne, ce dont je lui suis infiniment reconnaissante. J'ai chanté mes plus beaux rôles à ses côtés. Il y a eu Il matrimonio segreto (Cimarosa), Roland (Lully), Zoroastre (Rameau), etc. [lire nos chroniques du 2 janvier 2004 et du 8 août 2005]. C'est une belle rencontre, vraiment. Christophe n'est pas un chef dictatorial. C'est quelqu'un avec lequel on peut parler, essayer, proposer. Par ailleurs, lorsqu'un problème précis s'affirme, il vous aide à le solutionner. Par ailleurs, tout en étant fidèle à l'œuvre, il n'est pas bêtement scrupuleux. Le compositeur a écrit sa partition pour tel chanteur. Aujourd'hui, tous les artistes peuvent aborder ce rôle qui n'a pourtant pas été conçu spécifiquement pour eux. Il est donc normal que certains passages nous conviennent et que d'autres se révèlent parfois problématiques. Dans ce cas, en se mettant au service des chanteurs, Christophe se met profondément au service de la musique et du théâtre. C'est extrêmement rare ! Dans ce métier, l'on a tellement souvent le sentiment d'être asservi aux metteurs en scène et aux chefs d'orchestre qu'il est étonnant et agréable de rencontrer quelqu'un qui vous soutient. L'essentiel est d'atteindre un résultat où tout le monde soit heureux. C'est la même chose avec William Christie. Parce que nous sommes tous au service de la musique, les revendications personnelles n'ont pas lieu d'être. On fait les choses avec amour, le plus fidèlement possible, de notre mieux. Christophe est toujours ouvert et (rires)... il aime mes accents plaintifs, mon hystérie – c'est formidable ! Plus sérieusement, c'est important de se sentir aimé lorsqu'on travaille : parce que cela donne envie de faire plaisir, on se dépasse, on va plus loin. C'est un réel bonheur d'avancer dans la confiance.
Vers quels rôles portez-vous votre regard aujourd'hui ?
Actuellement, on me propose des rôles belcantistes un peu plus larges que les Rossini et Donizetti que je chantais à mes débuts. Ils correspondent assez bien à la maturité de ma voix. Je vais donc m'y essayer.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Je n'écoute que très peu d'opéras. La musique instrumentale retient mon attention. Des concerti pour violon, pour piano. Eh puis, j'écoute beaucoup de musiques sud-américaines. J'adore danser la salsa, le tango, etc.
Envisagez-vous d'un jour enseigner le chant ?
Lorsqu'on me le demandera, ce sera mauvais signe (rires) !