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Chroniques
Antonín Dvořák – Leoš Janáček
Quatuor en sol majeur Op.106 n°13 – Quatuor n°2 « Lettres intimes »
Quelle surprenant début que celui de l'Allegro moderato du Quatuor en sol majeur Op.106 n°13 de Dvořák ! À son retour d'Amérique en 1895, le compositeur bohémien s'attelle à deux quatuors à cordes, une forme qui n'a plus de secrets pour lui, comme le fameux et si inventif Américain (en fa majeur Op.96 n°12) contribuait à le prouver, deux ans plus tôt. Si le ton change, nettement plus âpre, l'audace s'y affirme plus radicale encore. Les membres du Quatuor Artemis ne s'y trompent pas en gravant leur version de l'œuvre. Après avoir posé l'énigme des premiers pas du mouvement initial, d'une fraîcheur remarquable trouvant ensuite un développement franchement musclé, ils abordent la troublante intériorité de l'Adagio dans un lyrisme d'abord retenu qui s'épanouira au fil des tensions révélées plus loin, une page qu'une méditation sans cesse mobile éloigne décidément de l'inspiration nationale si présente jusqu'alors dans le catalogue de l'auteur ; méditation, certes, mais l'Artemis n'hésite pas à en souligner ardemment les contrastes, peignant un paysage pressenti expressionniste une vingtaine d'années avant le surgissement de cette esthétique. Plus farouche encore s'avèrera l'abord du Scherzo, réservant une nuance plus délicate aux trios presque évanescents. Enfin, surprises encore dans le dernier épisode d'une partition où une nouvelle jeunesse semble sourdre d'un créateur de cinquante-six ans : l'introduction fera croire à un retour au climat de l'Adagio, mais il n'en est rien, les archets bondissant plus sûrement dans une danse ferme qui s'éteint une première fois sur une modulation en pizz' épars ; d'oppositions en ruptures naîtra une mélodie plaintive bientôt vaillamment dansée, elle aussi. Sur ce disque, l'interprétation soigne le détail sans oublier la trame général, tant de ce Finale que de l'ensemble d'un quatuor au parcours vivifiant.
Voilà plusieurs mois queJanáček travaille à son ultime opéra, De la maison des morts, d'après le récit que Dostoïevski avait fait paraître en feuilleton à son retour du bagne d'Omsk. Plus que jamais, la composition de cet ouvrage fut une épreuve pour cet homme certes en apparente pleine forme, mais néanmoins dans sa dernière année (1928). En une vingtaine de jours, comme traversé d'une nouvelle fièvre créatrice, Janáček conçoit ce qui serait sa dernière page, le Quatuor n°2 « Lettres intimes », où il est largement question de son amour pour Kamila Stösslová, la belle de trente-six ans (il en compte alors soixante-quatorze), comme le laisse entendre le titre même. Les quartettistes semblent ici distribuer la tension jusqu'à un enthousiasme rageur, menant parfaitement le suspens de l'Andante fougueux qui oppose tout d'abord des hésitations exsangues à des fragments mélodiques tissées sur des ostinati passionnés. C'est dans la nature même de certaines attaques que la dynamique opère, cette fois. Sans mal, ils convaincront l'auditeur des bonheurs qu'évoque une correspondance sentimentale qu'on lui laisse supposer, bien qu'avouée, à l'inverse des cachotteries de Berg dans sa Suite lyrique [lire notre critique du CD]. Toutefois, son expressivité, jamais éthérée, s'approche parfois d'une obsessionnelle frénésie. Le Quatuor Artémis réserve une couleur brumeuse, un rien boudeuse, même, au plus triste Moderato qui, malgré tout, n'est jamais contemplatif, comme en témoignent ses accès toniques diablement grisants. Enfin, l'Allegro final, dont la première danse nous enveloppe, ménage de brèves extrapolations d'une tendresse indicible, rehaussées de monstrueux appels à l'aide. Cette gravure, bijou lumineux, rappellera les mots par lesquels Kundera put évoquer cette œuvre : « la confrontation vertigineusement serrée de la tendresse et de la brutalité, de la folie et de la paix ».
BB