Recherche
Chroniques
Anton Bruckner
Symphonie en ré mineur n°3
Parmi les symphonies d'Anton Bruckner, la Troisième fait partie de celles qui ont eu la genèse la plus compliquée, et ont subi le plus de remaniements. Bruckner la termine en 1873. Sous l'effet du choc produit chez lui par l'audition de Tristan und Isolde, il la remplit de thèmes et de citations wagnériennes et obtient, après une soirée trop arrosée pour lui-même, que Wagner accepte d'en être le dédicataire. Bruckner tente ensuite de faire créer son œuvre par l'Orchestre Philharmonique de Vienne, mais malgré, ou peut-être à cause du soutien de Wagner, les Viennois refusent, déclarant l'œuvre injouable. Le compositeur décide de la remanier. Il la raccourcit, modifie son instrumentation, retire la plupart des citations et en arrache la création par la Philharmonie de Vienne, sous sa propre direction, en décembre 1877.
C'est un échec, un des plus cuisants dans sa carrière : le compositeur est un chef médiocre, dont se moquent des musiciens qui n'ont aucun intérêt pour l'œuvre. Le public est féroce et sarcastique, mis à part un petit carré de convaincus. Opiniâtre, Bruckner remet son ouvrage sur le métier à la fin des années 1880, encouragé par les succès qu'ont connus les créations de ses Symphonies n°4 et n°7. Cette nouvelle version, assagie, raccourcie, à l'instrumentation modifiée, rencontre enfin la fortune, devenant même l'une des œuvres les plus populaires de son auteur.
Pendant longtemps, cette version de 1889 fut la plus jouée, puis la plus enregistrée. Cependant, elle est la moins intéressante des trois, car adoucie, voire édulcorée ; si elle est incontestablement de la main de Bruckner, elle est la plus éloignée de ses intentions initiales, le compositeur semblant y faire trop de cas des pressions extérieures. En comparaison, la mouture de 1877 est longue et audacieuse, mais aussi plus équilibrée, mieux proportionnée, et elle est rejouée depuis les années cinquante, des chefs tels que Barenboim, Matacic, Haitink ou Solti l'ayant mise sur leur pupitre à la place. Quant à la version de 1873, la plus délaissée, certes assez bizarre et déséquilibrée, avec ses wagnérismes parfois maladroits, elle contient des fulgurances et des audaces passionnantes, et mérite bien mieux que son sort passé et actuel.
Le choix de la version finale pour ce disque (qui est le cinquième volume d'une intégrale en cours) est donc d'autant plus étrange que, jusqu'à présent, les choix éditoriaux avaient été plutôt audacieux, avec notamment la Symphonie n°4 dans sa rare et étrange version originelle, ou encore la Symphonie n°8 dans l'édition première. Alors que les discographies des versions initiale (Inbal, Tintner, Norrington, Nagano) et médiane (Harnoncourt, Solti, Sinopoli, Barenboim, Kubelik, etc.) sont encore relativement dégagées, venir encombrer le marché avec une énième dernière version, qui devra subir la concurrence de Wand, Jochum, Böhm, Skrowaczewski ou Chailly, semble présomptueux. Le Bruckner Orchester de Linz est, certes, une formation de valeur, cohérente et enthousiaste, qui sait ce que jouer Bruckner signifie, il n'en reste pas moins un orchestre assez moyen, dont les timbres sont rugueux et dont les cordes manquent de puissance et de fondu. Dennis Russell Davies insiste sur l'aspect monumental de l'œuvre. Il adopte des tempi très lents qu'il a du mal à habiter. Comparer les minutages n'est pas une science exacte, mais constater que ce chef encore jeune met dans un enregistrement de concert trois à quatre minutes et demie de plus que les octogénaires Günter Wand ou Stanislaw Skrowaczewski, ou que le septuagénaire (à l'époque) Eugen Jochum, est cependant révélateur : l'interprétation est lente, figée, et manque de rebond. Ainsi, le premier mouvement est clairement exposé, mais s'étire à l'extrême et son élan vient systématiquement buter sur les réapparitions du premier thème. L'Adagio se veut profond et empreint de religiosité, mais se révèle assez alambiqué. Le troisième mouvement, bien rythmé, et au trio rustique, est le plus réussi, alors que le final manque encore une fois de mordant et d'énergie.
On l'aura compris, cet enregistrement moyen aura du mal à s'imposer, même en collection économique. Pour découvrir Dennis Russell Davies et son orchestre dans Bruckner, mieux vaut écouter leur Symphonie n°4, un disque bien plus incisif et convaincant. Le palmarès de la Troisième reste donc inchangé : Kent Nagano et le Deutsches Symphonie Orchester (Harmonia Mundi), Georg Tintner et l'Orchestre d'Ecosse (Naxos) pour la version de 1873 ; Nikolaus Harnoncourt avec le Concertgebouworkest (Teldec), Daniel Barenboim avec les Berliner Philharmoniker (Teldec) pour la version de 1877. Pour la celle de 1889, nous conseillons Günter Wand et l'Orchestre de la NDR (RCA), Klaus Tennstedt et l'Orchestre de la Radio Bavaroise (Hänssler), Eugen Jochum et la Staatskapelle de Dresde (EMI).
RL