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Dossier
Antonio Vivaldi | Ercole sul Termodonte
rencontre avec Fabio Biondi autour de l’opéra
La résurrection d’Ercole sul Termodonte, opéra d'Antonio Vivaldi donné en version de concert ce mois-ci au Théâtre des Champs-Élysées, est pour nous l’occasion de faire plus ample connaissance avec le violoniste et chef d’orchestre sicilien Fabio Biondi qui, depuis ses plus jeunes années, joue sur instrument ancien au sein de formations de renom comme La Capella Real, Musica Antiqua Vienne, Il Seminario Musicale et La Chapelle Royale. En 1989, il fonde Europa Galante, un ensemble qui s'impose rapidement sur la scène internationale. Servant la musique italienne des XVIe et XVIIIe siècles, il propose la relecture d'œuvres vocales ou instrumentales, dont celles de Boccherini, Corelli, Geminiani, Locatelli, Tartini, Veracini et Vivaldi. Il étonne le public avec les opéras de Scarlatti, des oratorios comme Sant'Elena al calvario de Leo, La Passione di Gesu Cristo de Caldara,La Santissima Trinità d'Alessandro Scarlatti [lire notre chronique du 13 octobre 2003], autant de redécouvertes, fruits d'une recherche passionnée de manuscrits originaux jusqu'alors enfouis à l'ombre des bibliothèques.
Aujourd'hui, quelle perception avez-vous de la musique de Vivaldi que vous pratiquez depuis longtemps ?
J'ai toujours cherché à approfondir une approche personnelle de Vivaldi. La superficialité ne fonctionne pas avec ce compositeur de génie. Il a énormément produit, nous a laissé des œuvres d'une inventivité absolue et des pièces plus médiocres qui comportent des redites, des simplifications. Sa facilité, on peut dire sa frénésie à composer, était stupéfiante. Si d’un point de vue musicologique l'édition d'une discographie complète est intéressante, je crois qu'il faut se concentrer sur les belles partitions, prendre le temps de lire sa musique. C'est ainsi qu'on servira ses idées, son art prolifique et passionnant, en rendant, par exemple, le choix plus facile à l'amateur qui souhaite acquérir un enregistrement ou assister à un concert.
Comment situez-vous Ercole sul Termodonte dans la production lyrique vivaldienne ?
L'aventure de cet opéra occupe une place singulière et symptomatique dans la vie de Vivaldi qui a toujours travaillé dans le nord de l'Italie, à Venise. Ercole symbolise sa descente à Rome dans les années 1723. Le premier opéra qu'il a donné dans la Ville éternelle, à quarante-cinq ans, fut pour lui un enjeu important. Il prit un véritable risque en se confrontant à un public dont les habitudes étaient très différentes, qui avait un autre goût musical. La création d'Ercole sul Termodonte au Théâtre Caprani a rencontré un succès considérable qui infléchit la carrière de son auteur. Des documents d'époque témoignent de l'accueil enthousiaste que les Romains lui ont réservé. Nous savons que toute la cité était pleine des rumeurs de cet opéra qui semblait révolutionner un genre fort prisé in loco en introduisant un nouveau style musical, en comparaison des productions de ses contemporains. Ses inventions mélodiques, son lyrisme tout investi debel canto, l'impulsion rythmique comme les couleurs de son instrumentation, séduisirent tous les amateurs. Vivaldi fut alors adulé. Il s’en est trouvé reçu dans tous les salons à la mode et même le pape l’invita à venir lui jouer quelques-uns de ses solos de violon ! C'est à cette même époque que Ghezzi a dessiné la fameuse caricature que nous connaissons. Ce croquis laisse percevoir toute la vivacité et l'intelligence de Vivaldi. À la suite de cette réussite retentissante, il reçut deux commandes pour le même théâtre : c'est dire combien il avait été admiré et apprécié. Après l'Ercole, il composa Il Giustino, puis Il Tigrane dont il n'écrivit que le troisième acte.
La partition intégrale d'Ercole n'a-t-elle pas disparu ? Le chef nord-américain Alan Curtis a restauré quelques parties manquantes. Comment, à votre tour, l’avez-vous reconstituée ?
En effet, l'opéra était perdu. Dans son intégralité, la partition n'existe pas. Mais il en subsiste de nombreuses arie dans différentes bibliothèques. À Paris, la BNF conserve quatre airs complets et une symphonie. Avant moi, Alan Curtis avait retrouvé certains airs et duos. Il a réalisé une reconstruction partielle. Dans la restitution d'Ercole sul Termodonte fut déterminante la découverte d'un recueil d'arie du Théâtre Caprani conservé à la bibliothèque de Cassel. Grâce aux recherches musicologiques, j'ai pris connaissance de ce volume où se trouvent toutes les parties d'Ercole, soit un tiers du corpus musical. Il manquait toujours trois chœurs et une symphonie. J'ai reconstruit l'œuvre en utilisant d'autres pages de Vivaldi et j'ai entièrement écrit les récitatifs, très courts pour ne pas lasser le public. Lorsqu'on a commencé à répéter avec les chanteurs, l'un d'entre eux m'a dit « c'est du bon Vivaldi, ce récitatif » ; j'ai répondu « non, c'est de moi ! » (rires). J'ai pensé que cette remarque était très positive et vérifiait la justesse de mon travail. L'absence de récitatifs m'a laissé la possibilité de faire en toute liberté des coupes dans la narration. Car le livret n'est pas réformiste mais bel et bien conçu à l'ancienne mode. Avec cetterestauration exhaustive qui tache de transmettre la puissance et la beauté de cette musique, sa dynamique stylistique, la variété de ses airs, la partition semblait avoir retrouvé sa cohérence, la musique sonnait juste. L'œuvre est animé d'un souffle des plus inspirés. Le génie théâtral de Vivaldi s'y exprime complètement mais sur un mode plus enlevé, plus léger que le style pratiqué à Venise. Chaque air épouse les affects de personnages parfaitement caractérisés. Notre souhait de présenter cet opéra mis en scène fut exaucé à Venise avec un immense succès.
Comment votre arrangement transpose-t-il la manière dont Vivaldi avait organisé le plateau vocal et instrumental ?
À Rome, la présence scénique des femmes étant interdite, la distribution était conçue pour des voix d'hommes. Elle était extrêmement prestigieuse, réunissant les stars de l'époque – comme le Cusanino (Giovanni Carestini, 1705-1760) ! La première de l'opéra fut interprétée par des castrats. Sauf les parties d'Ercole et de Telamone confiées à des ténors, nous avons conservé ces tessitures et nous avons distribué à un contre-ténor, Philippe Jaroussky, le rôle d'Alceste tenu à la création par Carestini. Tous les rôles de castrats sont aujourd'hui chantés par des femmes, des voix entre le soprano et le mezzo. Il manque des pièces d'ensemble. Il y a seulement deux petits duos rapides, toujours en dialogue (jamais les voix ne fusionnent). L'organisation instrumentale fut plus simple. Un air chanté du premier acte nous est parvenu avec la basse continue, ailleurs un tutti initial. J'ai ajouté une viole d'amour en solo à la basse continue, comme un clin d'œil à Vivaldi que j'ai imaginé jouant sur son instrument favori les traits solistiques, à la création qu'il a sans doute dirigée l'archet à la main. On sait qu'il a fait le voyage à Rome avec son violon et une viole d'amour
Vous gravez Ercole sul Termodonte pour Virgin Classics. Quelle distribution avez-vous retenue ?
Nous avons réalisé l'enregistrement au Teatro alla Pergola, à Florence, cette scène où Vivaldi a produit des opéras. Imaginez un peu notre émotion ! Nous avons une grande et très brillante distribution qui réunit des chanteurs passionnés, des artistes de premier plan : Patrizia Ciofi (Orizia), Joyce DiDonato (Ippolita), Vivica Genaux (Antiope), Romina Basso (Teseo), Diana Damrau (Martesia), Philippe Jaroussky (Alceste) et Rolando Villazón dans le rôle-titre. J'espère qu'on pourra donner de nouveau cette œuvre mise en scène, puisque nous avons le matériel.
On hésite, semble-t-il, quant à l'auteur du livret. L'argument évoque l'un des douze travaux commandé à Hercule par Eurysthée, roi de Mycènes. Le héros doit accomplir avec succès la tâche difficile de rapporter les armes et la ceinture d'Antiope, noble reine des Amazones. Ces femmes guerrières vivent sur les rives du fleuve Thermodon où le demi-dieu parviendra finalement à les vaincre, l'amour n'étant pas indifférent à cette victoire. Cet épisode de la mythologie a-t-il été repris par Giacomo Francesco Bussani ?
L'attribution à Bussani est fausse. En réalité, Bussani a volé le livret à son auteur légitime, Antonio Salvi, alors bien connu pour avoir écrit beaucoup de beaux livrets d'opéras qui, s'ils ne sont pas du niveau de ceux de Métastase, révèlent un vrai sens de la dramaturgie. Quoiqu’un peu compliquée, l’argument offre l'occasion d'exprimer le kaléidoscope des sentiments humains : amour, jalousie, trahison, désespoir, etc. La vie, en somme !
Comment percevez-vous la situation actuelle de la musique baroque ?
Je regrette que, depuis plusieurs années, il y ait moins d'investigations. Nous sommes à un moment difficile qui provoque souvent de mauvaises réactions chez les musiciens et fait régresser la recherche. Le marché oblige à jouer des compositeurs connus, à programmer des œuvres sans risques. Les interprètes rechignent à se pencher sur d'autres partitions car les organisateurs de concerts se méfient de la nouveauté. Je trouve cet état de fait dangereux. Il faut résister et rendre cette moralité du baroque indissociable de la redécouverte des chefs-d’œuvre du passé et de la revendication de ses compositeurs. Actuellement, j'aborde Johann Adolf Hasse : c'est le plus important compositeur d'opéras de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, mais sa musique n'est jamais jouée ! Dans ces moments de crise qui invitent à produire vite, à bon marché, deux lignes de conduite sont à sauvegarder : l'optimisme et le désir de continuer dans la direction où l’on s'est engagé, la volonté de préserver la qualité à son plus haut niveau en des performances de haut niveau. Plus que jamais, le public doit être respecté, sinon, la vulgarité surgit vite ; la musique y perdrait beaucoup.
Quel avenir et quels projets pour Europa Galante ?
Nous fêtons nos vingt ans. L'orchestre est dans un état de santé extraordinaire dont je suis fier. Au sein de l'ensemble, il règne une grande cohésion, un climat de partage et d'enthousiasme pour cette aventure musicale qui nous transporte. Nous avons l’agréable sentiment de faire tous ensemble une grande promenade, de participer à la réalisation de projets qui nous enrichissent. Nous travaillons et répétons beaucoup. Chacun poursuit ses recherches pour se perfectionner. En tant que violoniste, je me tiens sur la même piste, je ne la lâche pas, approfondissant toujours ma réflexion sur la pratique instrumentale. Europa Galante est la meilleure part de ma vie. Avant notre concert parisien, nous avons donné Ercole à Cracovie et à Vienne. En mars, nous partons pour une tournée aux États-Unis avec un oratorio de Nicola Fago, un Napolitain élève de Scarlatti. À notre retour, nous enregistrerons des airs baroques italiens avec Ian Bostridge. Nous serons à Tokyo en juin dans le cadre de La Folle Journée de René Martin, cet été à Montpellier pour un spectacle dédié à Marie-Antoinette, mis en scène par Jean-Paul Scarpitta et que diffusera France 2 – nous y interpréterons la musique italienne en vogue à la fin du XVIIIe siècle : Salieri, Gluck, Sacchini, Piccinni. En octobre, nous jouerons Agrippina de Händel à La Fenice. Bref, le chemin se poursuit !