Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 8 septembre 2004

Arabella Steinbacher
portrait d’une jeune violoniste

« la musique, c’est le langage des anges »
la violoniste Arabella Steinbacher photographiée par Robert Vano
© robert vano

C’est avec plaisir que nous vous proposons de rencontrer la violoniste Arabella Steinbacher, grâce à cet entretien qui n’aurait pu avoir lieu sans la précieuse complicité de Brünnhilde Hartlage-Peterfalvi. Née à Munich d'une mère japonaise et d'un père allemand en 1981, Arabella Steinbacher commence l'étude du violon à l'âge de trois ans. Elle est bientôt admise au conservatoire de la capitale bavaroise par Ana Chumachenko ; elle serait la plus jeune élève de sa classe. La pédagogue reconnut en elle un très grand potentiel qu'elle s'évertua de développer toute au long de la formation qu'elle lui donna. Elle l'encouragea à poursuivre son propre chemin, tout en la protégeant des dangers de devenir une précoce machine de concert. En 2000, Arabella Steinbacher remporte à Hanovre le Concours Joseph Joachim et bénéficie, l'année suivante, d'une aide de l'État de Bavière.Anne-Sophie Mutter lui offre alors un archet Benoît Rolland, tandis que la Fondation qui porte son nom lui accorde une bourse d'étude. S'étant déjà produite en Angleterre, en Finlande, en France, au Japon, à Monte Carlo, en Norvège, en Russie – et bien sûr en Allemagne ! –, la jeune musicienne est de plus en plus présente sur la scène musicale internationale. Au printemps dernier, elle remplaçait Kyung Wha Chung au Théâtre des Champs-Élysées (Paris) dans le Concerto de Beethoven, avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Neville Mariner ; comme de nombreux parisiens, nous l'entendions alors pour la première fois [lire notre chronique du 3 mars 2004]. Le lendemain de cet entretien, elle donnait le Concerto de Dvořák avec l'Orchestre Français des Jeunes dirigé par Jesús López Cobos [lire notre chronique du 9 septembre 2004]. Après la parution de son enregistrement du Concerto de Khatchatourian, un disque consacré à Darius Milhaud est en préparation.

Outre que vous partagez avec Richard Strauss le nom d'une de ses héroïnes et votre naissance à Munich, comment la belle aventure de la musique a-t-elle commencée pour vous ?

Mon père était répétiteur à la Bayerische Staatsoper. Il est depuis toujours un grand admirateur de Richard Strauss dont il connaît parfaitement l'œuvre. Voilà pourquoi je m'appelle Arabella ! Et – peut-être le savez-vous ? – ma maman est chanteuse. Avec un père pianiste et une mère cantatrice, je fus élevée dans un univers musical. Aussi était-il naturel que cette aventure devienne aussi la mienne.

À quel âge avez-vous commencé à étudier la musique ?

À trois ans. Puis je suis entrée au Conservatoire de Munich à neuf ans. C'est là que j'ai connu Ana Chumachenko, en 1990. Aujourd'hui, je continue de la voir, car j'apprends toujours avec elle. Elle m’est une seconde mère, ma « mère en violon », si vous voulez. C'est très important de renaître avec l'instrument avec lequel on s'exprime. Bien plus tard, j'ai commencé à voir Ivry Gitlis. Je passe de temps à autres quelques jours avec lui. J'aime l'entendre parler de sa vie, de sa carrière. C'est toujours très enrichissant.

Il y eut d'autres professeurs ?

Quelques master classes ici et là, oui (avec Kurt Sassmannshaus, Dorothy DeLay, etc.), mais pas d'autre enseignement aussi approfondi que ceux d’Ana et d’Hilge Thiele dans ma première enfance, avant le Conservatoire.

Avez-vous des modèles parmi les violonistes d'aujourd'hui ou d'hier ?

La plupart de mes modèles ne sont plus de ce monde. Ana Chumachenko, mon professeur, est un grand modèle pour moi, bien sûr. Et elle m'a fait découvrir Nathan Milstein, David Oïstrakh dont j'écoute très régulièrement les témoignages discographiques, et desquels j'apprends toujours beaucoup. Je suis doublement reconnaissante à Anne-Sophie Mutter d'être à la fois un exemple pour moi et une artiste qui m'aide et me soutient beaucoup.

Lorsque vous avez à préparer un concerto, écoutez-vous des versions discographiques auxquelles confronter vos propres options ?

Arabella Steinbacher interviewée par le musicologue Bertrand Bolognesi
© thomas rabsch

On connaît la plupart des grands concerti, de sorte qu'on ne démarre jamais vierge avec eux. Mais lorsque j'aborde une œuvre plus rare, je n'écoute personne au préalable. J'étudie beaucoup la partition, je m'intéresse aussi à son contexte, au compositeur, et lorsqu’elle est en moi, je peux alors écouter ce qu'en font les autres, comparer notre approche, etc.

Quel violon jouez-vous aujourd'hui, pour quelles qualités ?

Je joue un violon que Peter Greiner, luthier fort réputé de Bonn, a réalisé il y a deux ans d'après des copies de Guarneri et de Stradivarius. C'est un instrument intéressant pour la brillance de sa couleur, l'opulence du son, très riche, qui permet un travail optimal avec l'orchestre.

Vous travaillez exclusivement avec ce violon ou vous changez parfois, selon les œuvres que vous avez à interpréter, ou si c'est du concert ou de la musique de chambre ?

J'essaie régulièrement d'autres instruments, mais c'est le Greiner que je préfère. Sans doute, si j'avais à ma disposition un Stradivarius depuis quelques temps déjà, je choisirais pour telle œuvre cet instrument-ci plutôt que celui-là. Mais je n'en sais rien, car ça ne m'est pas encore arrivé.

Aujourd'hui, vous jouez les plus grandes pages du répertoire violonistique, de Bach à Schnittke ; demain, vous donnerez le Concerto de Dvořák, vous avez enregistré celui de Khatchatourian (que vous avez joué à Moscou pour le centenaire de sa naissance) et on vous entendit ici-même en mars dernier dans celui de Beethoven. Quelle est la musique qui vous tient le plus à cœur, celle que vous souhaitez défendre, qu'il vous plait le plus de défendre ?

Cela dépend des moments. J'aime beaucoup jouer lesconcerti de Chostakovitch et de Prokofiev, mais l'atmosphère de l'orchestre, l'humeur du chef et la mienne aussi, bien sûr, font varier mes aspirations et mes préférences. Parfois, je préfère Brahms ou Beethoven… Tout dépend de la rencontre, des circonstances.

Vous jouez Tchaïkovski, Prokofiev, Chostakovitch, vous travaillez régulièrement avec les chefs russes, vous vous produisez beaucoup en Russie : une affinité entre vous et la musique russe, entre vous et les musiciens russes ?

Étant russe elle-même, mon professeur a forcément orienté mes choix. Je me sens extrêmement attirée par la musique russe, de toute façon… et je pense qu'elle me le rend bien ! Ce n'est pas un choix résonné, mais une sorte d'évidence, pour moi, comme de jouer Khatchatourian et Dvořák.

On parle souvent de la genèse laborieuse de l’Opus 53 de Dvořák. L’avez-vous ressentie en l'abordant ?

Antonín Dvořák a écrit son Concerto en la mineur pendant l'été 1879 en recueillant les conseils et avis du grand Joachim qui l'invita à en remanier l'orchestration. C'est finalement František Ondříček qui le créerait à l'automne 1883. Il faut avouer que cette orchestration est relativement lourde. Ce n'est jamais aussi fluide que le concerto de Tchaïkovski, par exemple, qui n'est pas plus facile mais plus équilibré. Le premier mouvement est dense sans connaître l'évidence de Brahms. Lorsque vous entrez dans une partition de Brahms, il n'y a pas de résistance ; pour ce Dvořák, il faut du temps avant de trouver comment y prendre la parole.

Puisque vous évoquez cet échange entre Joachim et Dvořák pour tenter de mener à bien le projet, que pensez-vous de la collaboration entre interprète et compositeur, sachant que parfois le premier va orienter les choix du second, comme ceci ou comme cela ? Est-ce une chose que vous avez déjà faite ou que vous aimeriez faire ?

J'aimerais beaucoup, oui ! Je ne suis absolument pas fermée à la musique d'aujourd'hui, bien au contraire. Et je l'ai affirmé en jouant Schnittke. Lorsqu'il m'est arrivé de travailler une pièce contemporaine, j'ai beaucoup apprécié de pouvoir demander au compositeur ce qu'il avait à l'esprit en l'écrivant, si ce que j'en faisais lui convenait, se conformait à sa pensée, etc. C'est une sorte de luxe que de connaître cette chance d'un dialogue avec le créateur, n'est-ce pas ? Parfois j'aimerais pouvoir demander à Dvořák « qu'est-ce que vous pensiez en écrivant ceci ou cela ? » (rires) !

Vous travaillez souvent avec des chefs prestigieux (Simon Rattle, Neville Mariner, Sakari Oramu, Vladimir Fedosseïev, etc.) ; quelle personnalité vous aura le plus marquée ou surprise dans ces rencontres ?

Je suis contente de pouvoir jouer avec Riccardo Muti à Milan prochainement, ou avec Valery Gergiev le mois prochain. Avec Mariner, ce fut une expérience particulière que j'ai beaucoup aimée. On ne pourrait pas ne parler que d'un seul : tous ces grands chefs ont une manière personnelle et souvent passionnante d'aborder la musique. Ces personnalités sont de toute façon enrichissantes à chaque fois.

Parmi chefs ou les solistes, avec qui rêvez-vous de travailler un jour ?

J'aimerais beaucoup faire de la musique avec Claudio Abbado. Mais la pratique chambriste me semble tout autant essentielle, de sorte que je me produis régulièrement en sonates, en trios, etc. ; du coup, je rencontre beaucoup de solistes.

Quel est votre rapport à la musique ?

Avec la musique, on peut exprimer beaucoup de choses, emmener les gens dans un autre monde, les sortir de leurs tracas de tous les jours. C'est le langage des anges.