Chroniques

par michel tibbaut

archives Ernest Ansermet
les premières gravures (1916-1955)

1 coffret 8 CD Cascavelle (2008)
VEL 3119
archives Ernest Ansermet | les premières gravures (1916-1955)

Nous connaissons tous l'importance historique, la brillante carrière et la belle personnalité du chef d'orchestre helvète Ernest Ansermet (1883-1969), musicien dont les mélomanes du monde entier sont redevables d'innombrables gravures, tant mono que stéréo, chez le label britannique Decca. Ces enregistrements font d'ailleurs opportunément l'objet d'une réédition intégrale en cours chez Universal Australie, et il est bien dommage – mais aussi bien révélateur de la décadence culturelle en Occident !… – que ce projet n'ait pas été initié par la maison mère d'Universal en vue d'une distribution internationale du legs d'un artiste dont il serait injuste et ingrat d'oublier qu'il a fait la gloire et la fortune de Decca.

Quoi qu'il en soit, on peut toujours compter sur des étiquettes peut-être plus modestes mais d'une importance capitale et inestimable pour nous révéler des documents qui risquaient sans elles de tomber irrémédiablement dans l'oubli. C'est le cas du label suisse Cascavelle qui, en un superbe coffret de huit CD, nous propose de leur illustre compatriote essentiellement des gravures 78 tours en des restaurations sonores de qualité exceptionnelle. Et les enregistrements offerts dans cet album le méritaient assurément !

À commencer par ces quelques disques gravés à New York en 1916, lors d'une tournée aux États-Unis des Ballets Russes de Serge de Diaghilev, dont Ernest Ansermet était le chef d'orchestre, tout premiers témoignages enregistrés qu'il nous ait laissés, mettant à l'honneur des extraits de Shéhérazade et de La Fille des Neiges de Nikolaï Rimski-Korsakov, du Pavillon d'Armide de Nikolaï Tcherepnine, ainsi que de diverses orchestrations d'œuvres de Chopin et Schumann – respectivement Les Sylphides et Carnaval – destinées expressément aux Ballets Russes. Évidemment, ces incunables acoustiques sont bien précaires selon nos critères actuels, mais on imagine aisément les joies de la découverte musicale qu'ils ont dû procurer aux discophiles de l'époque, en plus des précieux témoignages qu'ils constituent aujourd'hui, surtout au niveau stylistique d'un orchestre mentionné sur les disques comme étant celui des Ballets Russes.

Toutefois, c'est avec les Orchestres Philharmonique et Symphonique de Londres, l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, et surtout l'Orchestre de la Suisse Romande dont il est le fondateur, qu'Ansermet allait offrir au disque ses plus beaux titres de gloire. Cet album se devait évidemment de comporter des œuvres d'Igor Stravinsky, et c'est avec le Philharmonique de Londres que notre chef réalisa ses premières gravures de L'Oiseau de Feu, Petrouchka et la Symphonie de Psaumes, qui révèlent d'emblée les affinités indiscutables et indiscutées du chef avec la musique de son ami Igor.

On peut s'étonner de trouver Ansermet dans des Symphonies de Haydn et Mozart –sans les reprises, sans doute en raison des contraintes de durée du 78 tours. C'est un peu oublier qu'il fut un chef incomparable du répertoire traditionnel classique et romantique, et le premier à nous offrir une intégrale au disque des Symphonies Parisiennes de Haydn, en plus d'excellentes intégrales des Symphonies de Beethoven et de Brahms, d'une musicalité, d'une clarté et d'une limpidité exemplaires. Plus surprenant sans doute est cette série de six Concerti Grossi de l'Opus 6 de Händel par un ensemble dénommé Decca String Orchestra dont le Konzertmeister est le célèbre altiste William Primrose (alors violoniste) et le continuo assuré au clavecin par Leslie Heward, le légendaire chef d'orchestre de la première au disque de la Symphonie en sol mineur d'Ernest John Moeran. Ces enregistrements de 1929-30 sont parmi les premiers qu'Ansermet ait gravés pour Decca, et la première tentative d'enregistrements de ces concerti par le label, avant les cycles complets accomplis par le légendaire Boyd Neel Orchestra. Par ailleurs, toujours au temps du 78 tours, Ansermet a également enregistré pour la firme Odeon, notamment de fabuleuses Nuits dans les Jardins d'Espagne de Manuel de Falla gravées en 1942 – en soliste : l'étonnante pianiste Jacqueline Blancard avec laquelle il fera d'excellents Concertos pour piano de Ravel pour Decca en 1953, également présents dans ce coffret.

Ernest Ansermet enregistra La Mer de Claude Debussy pas moins de quatre fois : en février 1947, mars 1951, octobre 1957 et novembre-décembre 1964. C'est dire qu'il tenait beaucoup à restituer la complexité sonore et évocatoire de cette œuvre en une perfection de forme qui n'exclut en rien les coloris sensuels. C'est la première gravure de ces esquisses symphoniques qui nous est offerte ici. Par ailleurs un ardent défenseur de la première heure de la musique d'Arthur Honegger, son compatriote et contemporain immédiat, nous avons ici ses premières tentatives d'enregistrement du Roi David et de la Pastorale d'Été, respectivement en 1929 et 1942.

Animateur prodigieux et humaniste d'une immense culture et d'une lucidité d'esprit peu commune, on sait avec quelle véhémence et quelle rigueur Ansermet pouvait défendre ses conceptions et convictions : ses positions contre certains aspects de la musique contemporaine lui voyaient reprocher une attitude rétrograde, alors que dans sa jeunesse, on avait critiqué son avant-gardisme. Sa réponse à ces attitudes futiles était cinglante : « Lorsque je crée une œuvre que Frank Martin vient de terminer, on me reproche de ne pas jouer de musique contemporaine parce que je ne dirige pas telle œuvre de Schönberg écrite il y a cinquante ans ! »

MT