Chroniques

par michel tibbaut

archives Ferenc Fricsay
vol.1 – œuvres pour orchestre

1 coffret 45 CD Deutsche Grammophon (2014)
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un coffret de 45 CD célèbre le centenaire Ferenc Fricsay (1914-1963)

En ces temps où la publication de méga-coffrets par les « majors » du disque devient une habitude, il était tout à fait impérieux et allant de soi qu’Universal éditât l’intégrale des enregistrements de Ferenc Fricsay, non seulement pour le centenaire du légendaire chef hongrois né à Budapest le 9 août 1914, mais surtout en hommage à un immense musicien qui, avec son remarquable confrère Fritz Lehmann (1904-1956), fut ce qu’on nomme « house conductor » (chef de la maison), en l’occurrence de la Deutsche Grammophon Gesellschaft, avant qu’Herbert von Karajan ne s’accapare la firme allemande. Eût-il vécu plus longtemps, Fricsay aurait certainement développé une carrière musicale tout aussi somptueuse, voire plus que celle du Salzbourgeois. Ce coffret de 45 CD rassemble toutes les gravures orchestrales accomplies entre septembre 1949 et novembre 1961, tandis qu’un second coffret reprenant les enregistrements vocaux est annoncé pour 2015.

S’il naquit à Budapest, Ferenc Fricsay (1914-1963) n’en avait pas moins des origines tchèques, ce qui explique sans doute qu’il pouvait être tout aussi à l’aise dans des œuvres de Dvořák ou de Smetana que dans celles de Liszt, Bartók et Kodály. Dès l’âge de six ans, il étudie à l’Académie de musique de la capitale fondée par Ferenc Liszt et alors dirigée dans son âge d’or par Jenő Hubay : Fricsay y côtoie Ernő Dohnányi et Bartók (piano), Kodály (composition) et Leó Weiner (musique de chambre). Son père, Richard, qui était « Premier maître de chapelle militaire », exigera de son fils qu’il étudie au moins un instrument de chaque famille, ce qui lui permit d’être à l’aise devant tous les musiciens d’orchestre. Ferenc éprouvera toujours une immense gratitude envers ses professeurs : Kodály « à la sagesse biblique », Dohnányi « subjectif et profondément romantique », Bartók « respectueux de la règle, objectif, une flamme dans de la glace ».

C’est à Szeged en 1933, après son service militaire, que Fricsay fait ses débuts réellement professionnels, en prenant en main la musique militaire locale en tant que « maître de chapelle militaire », ainsi que la philharmonie de la ville, puis, l’année suivante, son théâtre lyrique – conditions idéales, selon lui, pour apprendre à fond le métier. En ces temps troublés, il devra toutefois attendre 1945 pour obtenir la direction musicale de l’Orchestre Philharmonique de Budapest et celle de l’Opéra national. Le remplacement au pied levé d’Otto Klemperer malade, pour la création de Dantons Tod de Gottfried von Einem au Salzburger Festspiele 1947 le propulse sur la scène internationale. Fidèle à cité mozartienne, il y dirige deux autres créations mondiales : Le vin herbé (1948) de Frank Martin (en allemand) et Antigonae (1949) de Carl Orff. Werner Egk lui ouvre les portes de Berlin où Fricsay se voit proposé, à trente-quatre ans, la direction musicale de l’Opéra et de ce qui sera sa formation de cœur, le RIAS-Sinfonieorchester. C’est avec cette magnifique phalange qu’il réalise ses toutes premières gravures pour Deutsche Grammophon ; en fait la plupart, sous sa nouvelle appellation de Deutsches Sinfonieorchester Berlin.

Doté d’une oreille infaillible, Fricsay dirigeait le plus volontiers Mozart, Bartók, Kodály, mais ce n’est pas avec eux qu’il fait ses débuts discographiques en septembre 1949 : sont alors à l’honneur l’Ouverture de L’Italienne à Alger (Rossini), la Petite Suite d’Abraxas (Egk), un interlude de Dantons Tod, An der schönen blauen Donau Op.314 et Perpetuum mobile Op.257 (Johann Strauss II), la Symphonie en mi mineur Op.64 n°5 et le Concerto pour violon en ré majeur Op.35 (Tchaïkovski). Comme on le constate, Fricsay fait d’office côtoyer répertoire traditionnel et œuvres de son temps, et d’emblée se montre à l’aise dans tout domaine, imposant un style rigoureux mêlant énergie chaleureuse, intensité rayonnante, précision et intégrité musicale, qualités qui transcendent notamment ses gravures bartókiennes commencées en janvier 1951 et achevées en octobre 1960 avec la participation de son compatriote Géza Anda au piano. Ces interprétations, qui restent toutes actuelles et de référence, ont contribué à faire aimer la musique de Bartók à une époque où ce n’était pas gagné d’avance. Les pages de Kodály reçoivent – on s’en doute ! – un traitement royal, que ce soit les deux gravures de la suite Háry János (mono et stéréo), inégalées, les deux séries de danses ou la moins connue Symphonie en ut dont Fricsay assura la création en 1961, tant au concert qu’au disque, avec la bénédiction du compositeur. Il a su s’entourer de merveilleux solistes : les violonistes Tibor Varga et Rudolf Schulz (Bartók), Wolfgang Schneiderhan (Beethoven, Brahms, Mendelssohn), Johanna Martzy (Dvořák), Erica Morini (Bruch, Glazounov), Yehudi Menuhin (Tchaïkovski) ; les violoncellistes Pierre Fournier (Beethoven) et János Starker (Brahms) ; le harpiste élégant et racé Nicanor Zabaleta (Debussy, Händel, Ravel) ; les pianistes Monique Haas (Bartók, Stravinsky), Margrit Weber (Falla, Françaix, Franck, Honegger, Rachmaninov, Strauss, Stravinsky, Tcherepnine, Weber), et surtout les sublimes Annie Fischer (Beethoven, Mozart) et Clara Haskil (Mozart).

Au début des années cinquante, Fricsay apporte son importante contribution à la série Musica Nova de DG, consacrée à la jeune génération de compositeurs germaniques : c’est de main de maître qu’il impose Blacher, Egk, Einem, Fortner, Hartmann, Henze et Liebermann. Mais les incursions dans la musique de son temps ne s’arrêtent pas là : il grave notamment des œuvres concertantes de Françaix et Honegger avec la brillante et prolifique pianiste suisse Margrit Weber, ainsi que les cinq Mouvements pour piano et orchestre de Stravinsky dont elle est la dédicataire.

Quels que soient le répertoire ou l’époque, les interprétations de Ferenc Fricsay sont constamment illuminées de l’intérieur et empreintes d’une profonde spiritualité. C’est particulièrement le cas des œuvres des XVIIIe et XIXe siècles. Les Symphonies n°44, 48, 95, 98, 100, 101 de Haydn et surtout les Symphonies n°29, 35, 39, 40 et 41 de Mozart sont des modèles d’interprétation, permettant de passionnantes comparaisons entre les deux versions de certaines d’entre elles (mono et stéréo). Ses dernières gravures sont souvent plus détendues que les précédentes et offrent parfois d’étonnantes surprises qui anéantissent de tenaces préjugés : le Molto Allegro initial de la Symphonie en sol mineur n°40 K.550, par exemple, dure 9’30 avec Fricsay, réputé nerveux et rapide, contre 6’56 par Furtwängler, connu pour sa lenteur (tous deux respectant la reprise) !… Les Symphonies de Beethoven, dont Fricsay envisageait une intégrale que sa disparition a hélas laissée inachevée, procèdent de la même tendance : gravées en mono en 1953, les Première et Huitième témoignent d’une remarquable vitalité rappelant Toscanini, tandis que les Troisième, Cinquième et surtout Septième et Neuvième rayonnent d’une force calme, comme si, déjà atteint par la maladie, le chef voulait humaniser au maximum ses interprétations en scrutant en profondeur et en soutirant toute la substance de ces pages sublimes.

En édition limitée, n’hésitez donc surtout pas à vous procurer sans tarder ce merveilleux coffret : il vous offrira d’inépuisables joies prodiguées par un chef de génie.

MT