Chroniques

par samuel moreau

archives Groupe des Six
Les mariés de la Tour Eiffel – mélodies

2 CD Accord (2004)
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archives Groupe des Six | Les mariés de la Tour Eiffel – mélodies

« Pendant quarante ans, raconte Darius Milhaud, nous avons cru que nos partitions étaient perdues, étant donné que nos manuscrits étaient restés aux Ballets de Suède. » Au début des années vingt, Rolf de Mare, directeur des Ballets en question, demande à Jean Cocteau une pièce qui puisse donner lieu à des divertissements chorégraphiques, à l'image des opéras-ballets du XVIIIe siècle. Cocteau accepte et s'adresse aussitôt à George Auric dont il apprécie le style tendrement narquois et incisif. Mais face au délai trop court imposé par le commanditaire, c'est tout le Groupe des Six – excepté Louis Durey – qui accepte de se mettre au travail. Nous sommes dans l'après-guerre, et ces jeunes compositeurs (dont une compositrice, Germaine Tailleferre) sont optimistes et turbulents. Ces Nouveaux Jeunes – comme les appelle Erik Satie – vont amener l'ère de la musique moderne, notamment avec cette création du 18 juin 1921 au Théâtre des Champs-Élysées : Les Mariés de la Tour Eiffel.

« Sorte de mariage secret entre la tragédie antique et la revue de fin d'année, le chœur et le numéro de music-hall » (selon les termes de son auteur), cette farce fait scandale. Musicalement, on est loin du raffinement debussyste et ravélien... et avec Honegger comme seul musicien estimé du public, le spectacle n'échappe pas aux sifflets et aux injures du public. Le texte est bien sûr en grande partie visé, les personnages présentés étant des figures de jeu de massacre (le général, la belle-mère...), les propos irrévérencieux voire anarchiques (dadaïstistement parlant !). « Vide du dimanche, bétail humain, expressions toutes faites [...], écrit Cocteau en préface à son œuvre,voilà ma pièce, si bien comprise par les jeunes musiciens qui l'accompagnent. »

À part Fugue du Massacre de la noce par l'enfant à venir de Milhaud – morceau qui ne fut pas retrouvé – et Ritournelles d'Auric dont la place exacte dans le spectacle demeure incertaine, voici la réédition du premier enregistrement intégral conforme à la création scénique, paru aux Disques Adès en 1966. Servi par une prise de son excellente, Darius Milhaud dirige avec un esprit de fantaisie intact l'Orchestre National de l'ORTF. Un bel équilibre d'ensemble répond à l'unité de ton de la partition – alors que l'on sait sans doute que chaque participant avait ses goûts musicaux propres. Fanfare claironnante, marche caustique, valse ample et gracieuse se succèdent, permettant tout d’abord d'apprécier le talent d'écriture de Tailleferre, à l'œuvre si peu connue. Pierre Bertin et Jacques Duby jouent les Phono 1 et 2. L'un des deux (Bertin, sans doute) a tendance à cabotiner d'une voix un peu pâteuse ou avinée ; ce surjeu est pénible sur la longueur. Caroline Clerc lit les indications scéniques pour les besoins du disque. En conteuse subtile, un rien vieille France, elle nous amuse surtout lorsqu'elle intervient dans le dialogue masculin, avec des exclamations et des onomatopées.

« Dans un chef-d'œuvre, on n'a pas fini de découvrir des détails inattendus », dit l'un des personnages. Ici, on redécouvre aussi les tics et les trucs de Cocteau, dans une pièce à l'esprit un peu daté, qu'on a plaisir à réentendre de temps à autre, sans pour autant en faire un disque de chevet.

En complément de programme généreux, Accord nous propose des mélodies que le poète a inspirées à nombre de ses contemporains, de Satie l'aîné au cadet Guy Sacre. On croise de nouveau les compères du Groupe des Six (Trois poèmes de Milhaud, Six poèmes d'Honegger, Huit poèmes d'Auric, etc. – sans oublier Louis Durey…), mais aussi des compositeurs moins connus pour avoir fréquenté l'auteur, comme Henri Sauguet, Maxime Jacob ou Maurice Delage. Certes, on ne trouve pas ici les meilleures compositions de ces artistes, le piano de Billy Eidi est un peu sourd, un peu lointain parfois, l'attachant baryton Jean-François Gardeil pas toujours à l'aise quand il doit attaquer les aigus, mais le tout a le goût des récitals de salon en demi-teinte, avec le minimum de fantaisie pour ne pas s'ennuyer, mais pas assez de génie pour être inoubliable.

SM