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Herbert von Karajan dirige Strauss
Ce splendide coffret Deutsche Grammophon qui rend hommage à Herbert von Karajan jouant les œuvres symphoniques et lyriques de Richard Strauss risque bien de rester l’exemple même de toute réédition qui s’impose. L’équipe marketing peut être fière de son travail, car à un prix relativement doux, voici – dans une luxueuse présentation livresque comptant onze CD, un Blu-ray audio et une plaquette où sont reproduits contrats, plannings de séances, photos rares et le livret du Rosenkavalier – un panorama-bilan du grand chef autrichien dont on connaît les relations de franche amitié voire de complicité avec le compositeur d’Elektra et de Salome.
Voilà donc une alléchante découverte du travail du maestro sur près de trente ans, qui trouvait également pour un temps l’hospitalité de Decca avec son Wiener Philarmoniker pour des enregistrements qu’on qualifiera sans honte de références. Aérées et spacieuses, les prises de son dissèquent au mieux les partitions luxuriantes du dernier grand romantique et restent un cas unique dans l’histoire du disque. On sait l’exigence, l’intérêt, la passion de Karajan pour les mises en place techniques et stéréophoniques. Cela se sent ; cela s’entend.
Also sprach Zarathustra, Till Eulenspiegel, Salome avec les Viennois ? Le même raffinement qu’avec les Berliner Philarmoniker, la même abondance où aucun détail n’est épargné, aucune croche, demi-croche et soupir laissé au hasard. Omniprésent, fabuleusement attentif et pourtant discret, Karajan offre, par exemple, une version de Don Quixote pensée, réfléchie à l’extrême, avec çà et là de réjouissantes allures d’affrontement avec le soliste (Pierre Fournet, 1965) pour ensuite distiller une tristesse diffuse fort émouvante. Dans le final, le chef porte le violoncelle comme il le ferait d’une voix : moment magique où le Salzbourgeois n’a, à ce jour, pas de concurrent.
Don Juan et Till Eulenspiegel (1973) sont cousins, affirme le chef. L’élément tragique domine, comme si tout était joué d’avance ; pareillement désabusés le héros flamand et le séducteur espagnol semblent détachés de leurs propres aventures – deux gravures troublantes, au caractère presque automnal, s’inscrivant dans la logique expressive des futurs enregistrements de Karajan qui parvient à ménager des passages purement méditatifs dans ces deux œuvres en perpétuelle tension.
Gravés avec Gundula Janowitz en février 1973, les Vier letzte Lieder Op.50 ont gardé intact leur pouvoir de fascination. Le danger de ce cycle de mélodies est de se laisser porter par une musique trop bien écrite pour la voix, de sacrifier au plaisir sensuel de ses volutes et du beau son, voire l’intériorité d’un message laissé par un homme près de la mort. Intimité et confidence sacralisent le propos de ces pages crépusculaires. Voilà du son, certes, mais aussi de l’âme, et un chef au sommet de son art qui dialogue en totale osmose avec le soprano, diaphane et solide comme un roc, décoratif certes, envoûtant toujours, créant une arche sonore grandiose, sublime et colorée. Il semble parfois même se modeler sur la dynamique de la voix pour en devenir le double. Ici comme dans d’autres enregistrements, l’acoustique de la Jesus Christus Kirche de Dahlem (Berlin) fait remarquablement le reste.
On pourra ne pas aimer l’Alpensinfonie, lourde partition calquée pour un dépliant touristique suisse, décorative dans son programme de double crème indigeste. Et pourtant. Karajan (en 1980) allège le tout pour offrir un bol d’air et une promenade vivifiante sur les cimes de la musique. On y entend une pâte de premier ordre, une bande originale en Technicolor – oui, mais celui de la grande époque ! – qui risque bien de faire mentir les détracteurs de cette œuvre massive et finalement géniale.
Enregistré sur le vif à Salzbourg en juillet 1960, Der Rosenkavalier (qui peut se lire comme le double de la version studio de 1955 avec Schwarzkopf, Ludwig, Gedda and Co) couronne la divine Feldmarschallin de Lisa della Casa. Toute de théâtre, de vie, de frémissement, cette bouffonnerie tendre et profonde aligne un casting inégalé : Surinac en Quinquin plus vrai que nature, Edelmann en Ochs Héneaurme, et surtout Hilde Güden, cristalline Sophie, fragile et lumineuse au point qu’on croirait le rôle écrit pour elle. Karajan en fosse ? Il rayonne et couronne une équipe qu’il semble boire de l’œil et de l’oreille. Bref, le luxe, jusque dans ses plus petites imperfections, ses plus petites faiblesses.
Pour finir, deux œuvres populaires, rendues dans leur vérité première par la simple approche musicale et stratosphérique de leur propos et dimension : Ein Heldenleben captée en mars 1959 à Berlin (avec le violon adamantin de Michel Schwalbé) et les deux Zarathustra (Vienne 1959, Berlin 1973). Karajan mène ses troupes au combat dans un ordre à rendre jaloux ses plus illustres confrères. La polyphonie est d’une clarté radieuse, la souplesse confondante dans cette confession autobiographique du compositeur pleine de malice et d’ironie. Nietzsche n’aurait rêvé meilleure illustration de son conte philosophique. Énigmatique, magistral, grandiose par deux fois, Karajan semble faire sienne l’œuvre, dans une saisissante exécution de cette odyssée de l’espèce humaine, des origines jusqu’à l’Übermensch (Surhomme)… Karajan himself dans deux réjouissants autoportraits mégalomanes ? La question reste posée.
CC