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Chroniques
archives Sviatoslav Richter
enregistrements 1952-1953
Le livret parfaitement minimaliste des disques Urania (la jaquette s'ouvre en deux sur la liste des œuvres jouées, et c'est tout…) ne donne pas beaucoup d'indices sur l'origine de ces enregistrements monophoniques de Sviatoslav Richter (1915-1997).
Commençons par la fin, et le plus croustillant : un émouvant Concerto pour piano en ré bémol majeur Op.10 n°1 de Sergueï Prokofiev avec l'Orchestre des Jeunes de Moscou dirigé par Kondrachine, lui-même jeune en 1952. Évidemment le son mono est plutôt mauvais, malgré sa restauration via le système USD24 développé par Urania ; évidemment la justesse n'est pas toujours au rendez-vous du côté de l'orchestre ; évidemment cette œuvre incandescente ne pousse pas Richter à la plus grande des précisions… Mais la magie du moment est tellement présente à chaque instant que l'on en oublie bientôt les conditions de prise de son et de réalisation du document. Nous sommes en 1952, Prokofiev est encore vivant et il poursuit un travail titanesque avec Rostropovitch sur diverses œuvres pour violoncelle et piano ; nous sommes en 1952 et le stalinisme agonisant recouvre toujours d'un voile malsain la vie culturelle du pays. Richter, avec son énergie et sa fougue habituelle, ravive littéralement la flamme de cette œuvre de jeunesse composée pour un concours d'interprétation en 1911. Poulenc saluera ce concerto en soulignant qu'il « classe Prokofiev au rang des grands membres de la musique ». La violence rythmique de cette œuvre déclencha des débats violents dans le monde de la musique russe de l'avant révolution bolchevique, et Miaskovski écrivit à son propos, pour en prendre la défense face aux tenants d'un certain impressionnisme ambiant à la Scriabine : « …une des œuvres les plus originales de la littérature des concertos pour piano… ». Tout cela pour moins de quinze minutes de musique écrites par un garçon de vingt ans… mais quelle musique !
En décembre 1953, à Moscou (nous n'en savons pas davantage…), Richter s'attache vaillamment à la Sonatepour piano en ut mineur Op.19 n°3 de Nikolaï Miaskovski : une pièce complexe et courte (douze minutes pour une sonate en trois parties…) qui date de 1920 et semble marquée tout à la fois par Scriabine, le modernisme (encore constructiviste ?) des années d'après révolution, et l'univers musical prokofiévien dont sera toujours imprégnée la musique de Miaskovski.
Toujours la même année, toujours à Moscou (quel mois ? avec quel orchestre ? avec quel chef ?), Sviatoslav Richter explore l'histoire de la musique du XIXe siècle et fait un détour par la France. César Franck, d'ailleurs né en Belgique, écrit Les Djinns en 1884 d'après un sujet de Victor Hugo. C'est un bref poème symphonique avec piano concertant plein de dramatisme, d'action, et de narrations sous-jacentes dont il nous faut essayer de reconstituer et comprendre les discours imbriqués. L'entreprise est passionnante (peut-être parce que c'est Hugo…), et l'œuvre est belle. Elle nous renvoie à une tradition du poème symphonique si flamboyant chez Liszt, Richard Strauss ou encore chez le César Franck du Chasseur Maudit ou de Psyché. Richter survole cette partition impossible de technicité et de virtuosité et nous fait traverser ces Djinns dans une authentique cavalcade infernale et passionnante.
Le 14 janvier 1952, à Moscou, Richter enregistrait un ensemble de douze études d’Alexandre Scriabine (extraites des Opus 2, 8, 42, 65). Le document reste intéressant, malgré la qualité du son et le manque de cohérence du programme choisi – qui résiste au concert sans trop se justifier au disque. Mais Richter est partout transcendant, comme dans la célèbre Étude Op.8 n°11 dont il donne ici une interprétation pleine de retenue, de méditation et même d'une réflexivité presque métaphysique – n'ayons pas peur des grands mots !
FXA