Chroniques

par bertrand bolognesi

Armelle Babin
Écrire un opéra au XXIe siècle – La démarche sensitive de George Benjamin

Classiques Garnier (2023) 560 pages
ISBN 978-2-406-13822-8
Armelle Babin plonge dans la créativité lyrique du XXIe siècle

À sous-titrer son livre La démarche sensitive de George Benjamin, Armelle Babin, dont nous avions apprécié la contribution au collectif des Presses universitaires de Lyon, La violence en musique, déjà concentrée sur le compositeur britannique [lire notre critique de l’ouvrage], élargit cependant l’horizon de sa recherche à plusieurs autres créateurs. Écrire un opéra au XXIe siècle s’organise en deux grandes parties, dont la seconde entièrement dédiée à Written on skin de Benjamin [lire nos critiques du DVD et du CD], opus que l’auteure découvrait à sa création au Festival d’Aix-en-Provence à l’été 2012. Quatre ans plus tard, Babin décidait d’en faire le sujet de sa thèse de doctorat.

La présentation de la genèse de Written on skin est ouverte par une phrase du musicien qui, à elle seule, dit toute l’orientation de la réflexion ici proposée : « au théâtre, il faut être ému ». Après être revenu sur le quart de siècle qui sépare la première page vocale de Benjamin, A mind of winter (1981), et Into the little hill (2006), premier de ses quatre opéras, tous conçus sur des livrets du dramaturge Martin Crimp, la musicologue nous le fait approcher par le biais de la couleur – lui qui apprécie tant la peinture de Lyonel Feininger, « entre le cubisme et le romantisme ultra frais et inspiré de Caspar David Friedrich » –, en bon élève de Messiaen et, surtout, en admirateur de Ravel et de Debussy. « La relation entre le timbre et la forme demeure l’une des préoccupations majeures de Benjamin jusque dans cette œuvre de grande dimension qu’est l’opéra », dit-elle. S’ensuit une description précise de l’argument, de la transformation de certains éléments du support originel, enfin du crime passionnel méthodiquement prémédité qu’on y montre. L’autonarration est le procédé majeur de cette œuvre où « c’est l’acte de raconter même qui est théâtralisé, l’espace dramatique étant un espace mental, non pas un espace physique », les chanteurs commentant cette action qu’ils jouent sous nos yeux, selon un mode distancié qui avive particulièrement le feu de notre investissement émotif. Au tissu musical d’ensuite effectuer la « traduction sensible des mots », nouveau chapitre de cette investigation qui s’attache dès lors au style du compositeur. L’épisode suivant explore la présence de la peau et ce qu’on lui fait subir dans le répertoire lyrique, empruntant ses exemples à Schreker et Glass, tout en évoquant la nouvelle de Tanizaki, Le tatouage (1910), qui érige l’art précité en « moyen de communication : l’écriture sur la peau permet au tatoueur de transmettre le plus profond de lui-même, son âme, à la personne sur laquelle il écrit ». Reste à la musique de se faire le corps par lequel corps tatoué et corps récepteur du son font résonner leur émotion.

Une rencontre entre sensible, peau et mémoire est le sujet de la première partie. Passé une sorte de bavardage philosophard qui tient plus du bachotage que de la connaissance approfondie dans des domaines qui demandent plus de savoir, de méthode, de rigueur et de maîtrise (L’émergence d’un vie sensible dans la pensée et la création musicale contemporaines), Armelle Babin s’attache avec plus de bonheur à la notion de charme en musique, partant toujours de celle de Benjamin mais en ouvrant son éventail vers celles de Philippe Manoury, Kaija Saariaho, Maurice Ohana, André Boucourechliev, Bernd Alois Zimmermann ou encore Henri Pousseur et Wolfgang Rihm, au fil d’un chapitre où se trouve interrogée l’histoire récente de la musique à travers la relation des compositeurs à la sensibilité et à l’émotion. C’est donc par ce prisme, Le sens-sensible, que sont abordés des ouvrages importants de la scène lyrique de notre début de XXIe siècle. Les travaux de quatre créateurs sont systématiquement auscultés : Reigen (1993) [lire nos chroniques du 12 juin 2004 et du 19 février 2009], Wintermärchen (1999) et Au monde (2014) [lire notre chronique du 2 mai 2020] de Philippe Boesmans ; Trois sœurs (1998) [lire nos chroniques du 24 mars 2012, du 11 avril 2013 et du 14 septembre 2018], Lady Sarashina (2008) [lire notre chronique du 11 mars 2008] et Love and others demons (2010) [lire notre chronique du 25 septembre 2010] de Péter Eötvös ; L’amour de loin (2000) [lire notre chronique du 3 août 2015] et Émilie (2010) [lire notre chronique du 7 mars 2010] de Saariaho ; enfin Svadba de la compositrice serbe Ana Sokolović. Ce Livre I, pour ainsi dire, d’Écrire un opéra au XXIe siècle s’achève dans une fertile tentative de synthèse des tendances opératiques d’aujourd’hui et des moyens mis en œuvre, nourrissant La relation intime entre les mots et la scène précédé de La présence de la mémoire, deux études approfondies qui favorisent l’encerclement du sujet général.

BB