Chroniques

par laurent bergnach

Arthur Lourié – Sergueï Protopopov
pièces pour piano

1 SACD Cybele Records (2014)
161402

Le 5 février 1909, à Bologne, les lecteurs de la Gazzetta dell'Emilia découvrent Il « futurismo », un texte du poète Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) que les fidèles du Figaro liraient bientôt sous le titre Manifeste du futurisme. Dans ces lignes écrites à l’automne précédent – pour servir de préface à un recueil de poèmes publiés en janvier, à Milan –, Marinetti rejette le passé et glorifie une modernisation nécessaire, laquelle repose sur les progrès de l’industrie (vitesse, performance technologique, etc.) et les forces de la jeunesse. Mouvement social autant qu’artistique, l’idée de futurisme voyage jusqu’en Russie (on parle alors de cubo-futurisme), trouvant une résonnance dans la littérature (Maïakovski, Khlebnikov, etc.), la peinture (Malevitch, Kontchalovski, etc.) et aussi la musique, comme en témoigne ce deuxième volume de la collection initiée par Cybele Records – label audacieux qui avait salué le piano de Boulez [lire notre critique du CD].

Des deux compositeurs joués par Thomas Günther, le nom d’Arthur Lourié (1892-1966) est le plus connu – lui qui abandonne un jour celui de Naum Israelevitch Luria, que lui donnèrent ses parents juifs, pour se convertir au catholicisme. À Saint-Pétersbourg qui le voit naître, il apprend la musique au conservatoire, avec Glazounov en particulier. Mais l’académisme enseigné lui pèse et, à l’instar des Cinq, Lourié poursuit ses recherches en autodidacte, à partir de 1913. Sa curiosité l’entraîne alors à une évolution constante (romantisme tardif, atonalité, symbolisme, etc.), si bien que le régime bolchévique lui propose d’enseigner. Déçu là encore, il profite d’un voyage officiel à Berlin – ville où il se lie d’amitié avec Busoni – pour demander l’asile politique, en 1921.

Les six pièces ici réunies n’ont pas encore le ton néoclassique d’un Stravinsky, son compatriote rencontré peu après à Paris, mais une couleur encore proche de Scriabine puisqu’elles sont liées aux jeunes années du créateur. Après Cinq préludes fragiles Op.1 (1908-10), alternance de gambades épiques et de tendres introspections, le pianiste donne Deux poèmes Op.8 et Quatre poèmes Op.10 (1912), lesquels frémissent d’un mystère austère et sauvage pour le premier, de frénésie électrique comme de résignation franche pour la seconde. La déconstruction est palpable en ouverture de Synthèses Op.16 (1914), page suivie par la plus connue Formes en l’air (1915) [lire notre chronique du 14 octobre 2010]. Enfin, Дневной узор (Tagesplan) (1915) accole à des morsures véloces des émulsions quasi debussystes.

Élève de Boleslav Yavorsky au conservatoire de Kiev, puis défenseur de ses théories, le Moscovite Sergueï Protopopov (1893-1954) finit, lui aussi, par fâcher le pouvoir en place. Ses trois sonates pour piano (opus 1, 5 et 6) appartiennent à une époque antérieure, marquée par le dernier Scriabine – perçu par beaucoup comme un bourgeois décadent. Apprécié dans les miniatures précédentes pour sa précision et sa limpidité, son sens du contraste et de la nuance, l’interprète fait merveille dans la plus vaste Troisième (1924-1928) qui fusionne obsessions, vertiges, inquiétudes et fièvres.

LB