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Dossier
Augustin Braud
portrait du compositeur en un CD
Quelques semaines après la parution de Contremouvement, premier CD monographique que lui consacre l’ensemble Alternance sous label Stradivarius (basé à Milan), la nouvelle œuvre du jeune compositeur Augustin Braud, Cathédrale, voit le jour à Mannheim puis à Munich ce mois-ci. Né à Poitiers au printemps 1994, le musicien s’y est formé à la pratique de la percussion, de la batterie et de la guitare. C’est au conservatoire de cette ville qu’il s’est initié à la composition, auprès de Jean-Luc Defontaine, avant de suivre les classes de maître de Fedele, Jarrell, Levinas et Maresz à l’Ircam, suivant par ailleurs les conseils d’Yann Robin et de Martín Matalon. Il est également docteur en musicologie et enseigne l’histoire de la musique. Ayant grandement apprécié plusieurs de ces œuvres, nous avons souhaité en savoir un peu plus et vous en faire part…
Le 7 mai, le chef Peter Tilling et l’ensemble Risonanze Erranti (nom en référence à la pièce de Luigi Nono, 1986) créeront Cathédrale, un pièce d’environ une demi-heure écrite pour dix-neuf instrumentistes. De quoi s’agit-il ?
Elle a été écrite entre mars et décembre 2022. J’y ai invité des timbres inhabituels, comme le cor de basset, par exemple, mais encore un concertino que forment un hautbois d’amour, un contrebasson, une guitare et un célesta. Voilà une chose qui me tient à cœur dans la plupart de mes travaux : imaginer une combinaison instrumentale inhabituelle, si ce n’est inédite. Cette sorte de difficulté me stimule beaucoup. Ici, ces instruments vont par duo : hautbois d’amour et contrebasson se marient bien, de même que le célesta et la guitare. Mais les réunir pour former une entité au sein de la pièce, c’était un challenge.
D’où vous est venue l’idée d’écrire pour hautbois d’amour ?
En 2017, j’ai utilisé cet instrument dans Ibur Neshamot, une pièce que l’Orchestre de Chambre Nouvelle Aquitaine a créée en janvier 2018, à Poitiers, sous la direction de Nicolas Chalvin. Au départ, il y avait un hautbois dans l’œuvre, mais un jour, pendant les répétitions, l’hautboïste m’a joué sa partie sur hautbois d’amour. J’ai trouvé ça très beau, j’étais vraiment séduit par ce timbre si particulier, que j’ai décidé de l’intégrer, tout en me promettant d’un jour composer spécifiquement une partie d’hautbois d’amour. Quant au contrebasson, je crois que s’il était seul, complètement exposé, ce pourrait être un peu malaisé, mais couplé avec le hautbois d’amour et en concertino à quatre, il me semble que ça marche à peu près. J’ai envie d’explorer les instruments à anche double, tous sous-exploités dans la musique contemporaine. Peut-être même la musette et la bombarde, pourquoi pas !
Ce sont des défis de timbres, presque des défis de peintre, au fond…
Exactement. Les défis formels m’intéressent moins puisquela forme est finalement à la racine de chaque pièce ; j’ai besoin de lui allouer de la liberté, une certaine respiration… Une approche clairement prédéfinie peut, à mon sens, entraîner une préconception bien trop stricte qui entrave l’imaginaire compositionnel. La plupart du temps, je me plonge dans la pièce précédente pour composer la nouvelle. Il y a une continuité, mais aussi – parce que je modifie, j’étends ceci, réduit cela, développe ici, contracte ailleurs et ainsi de suite – une contradiction créative.
Sur la première page (partition en mains), c’est la mention de Rainer Maria Rilke qui saute aux yeux – une nouvelle fois, dirai-je, après Cornucopia. Le poète autrichien compte beaucoup pour vous ?
Rilke est pour moi une figure importante, en effet, sans que je le lisetrès souvent, cela dit. Mais j’y reviens toujours. Je n’ai pas la solution pour concevoir quelque chose de scénique, mais j’aimerais beaucoup aller vers l’opéra avec son roman de Malte Laurids Brigge (Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, 1910). Mais… une forme opératique… au XXIe siècle, vraiment ? C’est difficile… et je crois plus au théâtre qu’en l’opéra, en fait.
De fait, avec Cornucopia vous étiez sur le chemin du théâtre. Peut-être convient-il de ne pas perdre de vue qu’aujourd’hui l’on désigne aussi par ce mot, opéra, les grands opus qu’il y a cinquante ans l’on appelait théâtre musical ou actions musicales…
Tout à fait. Une volonté d’aller vers le scénique est là, c’est sûr. Mais cela me pose beaucoup de questions. Ce doit être un peu trop tôt, encore.
À cet endroit s’impose tout à coup une partie d’accordéon, densément rythmique et même bientôt vrombissante, pour ainsi dire…
C’est le climax de l’œuvre. L’accordéon est un instrument fabuleux, doté de registres abyssaux autant que suraigus. Accordéoniste lui-même, Gérard Grisey était bien placé pour le savoir et ne s’en est pas privé dans Partiels. Avec le recours à tous ces instruments, Cathédrale pourrait bien être la somme de ce que j’ai composé ces quatre ou cinq dernières années.
En quel sens ?
Je n’ai commencé à trouver des choses qui me semblèrent correctement abouties qu’à partir de 2018. Enfin je mettais alors en place une méthodologie qui me permit d’arriver à exprimer ce que je souhaitais, notamment en ce qui concerne les problématiques liées à la gestion du temps, avec des rythmes très lents, une recherche de désynchronisation la plus poussée possible, ce qui induit des complications dans l’organisation du flux et une écriture, du coup, nettement plus complexe dont je pense être allé au bout avec Cathédrale.
Comment cela vous arrive-t-il ?
Je me suis rendu compte que la déconstruction devenait de plus en plus complexe, d’une part, et que l’on pouvait complexifier la déconstruction à l’infini. À quoi cela mène-t-il, au bout d’un moment ? D’autant que cette approche-là de la composition ne peut être défendue que par des ensembles comme Alternance qui a joué ma musique des dizaines et des dizaines de fois, qui la connaît bien, qui y a pris certaines habitudes.
Il vous a donc semblé qu’il valait mieux qu’une qualité ne devînt pas infirmité ?
(rires) Quelque chose de cela, oui. Autrement dit, j’ai voulu garder cet esprit tout en tâchant d’être plus efficace. Depuis que j’ai achevé ma thèse, j’ai enfin le plaisir de lire à nouveau autre chose que des ouvrages musicologiques. La construction d’un récit, qu’il soit celui d’un essai ou celui d’une fiction, appréciée lors de mes nouvelles lectures, pour ainsi dire, a suggéré cet aspect strophique. Une autre particularité de ma musique est une certaine méfiance face aux percussions. J’ai moi-même joué de la percussion, de la batterie et de la guitare électrique, et pourtant, je reste, en tant que compositeur, extrêmement réservé avec la percussion. À partXenakis, j’ai le sentiment que l’on n’en a pas fait tant de bonnes choses qu’on a parfois aimé le prétendre. Au concert, c’est souvent beaucoup trop fort, au point d’écraser la perception des œuvres. Enfin… je ne sais pas ce que vous en pensez, d’ailleurs…
Outre le fait que la percussion me semble parfois déséquilibrer la perception des autres instruments par un effet acoustique souvent invasif, je dois avouer qu’au concert, lorsque la percussion prend soudain le devant de la scène dans une pièce en création survient en mon écoute la curieuse impression de découvrir une œuvre qui aurait une bonne quarantaine d’années…
C’est exactement l’effet que je ressens, oui ! Parce que depuis Xenakis, Dufourt et Grisey, on n’a presque plus rien inventé dans l’écriture de la percussion. Vous connaissez TRON et Cornucopia dont les parties de percussion sont vraiment légères [lire nos chroniques du 12 mars 2022 et du 24 janvier 2023] ; eh bien, dans Cathédrale, ce n’est pas du tout le cas, la percussion est nettement plus copieuse, pour une fois. J’ai essayé de faire autrement, à nouveau en me fixant un petit challenge… Les questions liées à l’énergie de la musique m’ont beaucoup occupé pendant sa conception.
L’aspect strophique que vous entendiez dans Cornucopia, notamment justifié par son ancrage dans un commentaire social, me semble important pour la perception par l’auditeur, une perception qui dès lors va pouvoir s’appuyer sur certains repères.
Hors micro, vous m’avez confié tout à l’heure votre passion pour la cuisine…
C’est en effet l’un de mes nombreux centres d’intérêt. J’aime beaucoup l’expérimenter. Je me suis plongé dans les saveurs, les épices, vers les cuisines plutôt asiatiques et indiennes, d’abord. L’avantage de vivre à Paris, c’est aussi d’avoir presque à chaque instant sous la main des éléments qui ailleurs seraient rares. Cuisiner, c’est très créatif et ça change complètement la vie de tous les jours. Avec un choix pertinent de produits de base et le bon geste, on se prépare quelque chose de délicieux en un quart d’heure, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, et c’est un grand plaisir.
Vivant également ce goût pour la cuisine, je l’évoque à ce moment de la conversation où nous parlons équilibre entre les timbres, dosage de la percussion, entre autres, de même que l’on a soin du mariage des épices, par exemple…
…et que l’on apprécie la saveur très spéciale de ce thé. Qu’est-ce que c’est ?
Un sencha de Kyushu rehaussé de graines de sarrasin torréfiées qui lui apportent une rondeur surprenante.
(silence approbatif)
Cathédrale est donc une œuvre importante en ce que, sans renoncer à une façon de faire, vous ouvrez avec elle de nouvelles voies via une sorte de vœux de renaissance.
Tout à fait. La question qui s’est posée récemment pour moi était d’essayer de refermer quelque chose avec tout ce qui m’a accompagné durant ces années. Dans la note d’intention de Cathédrale, j’ai écrit vouloir « considérer les limites d’une écriture qui se meurt pour mieux se reconstruire ». Il faut aussi savoir que j’ai commencé à l’écrire à une période de ma vie qui ne fonctionnait pas très bien et que j’ai fini de l’écrire quand les choses allaient beaucoup mieux. La métaphore est également dans cette circonstance biographique.
Il y a quelques semaines est paru votre premier CD monographique, sous label Stradivarius. Il s’agit de six opus chambristes, tous interprétés par l’ensemble Alternance. On observe un panachage entre quatre d’entre eux dont les titres commencent tous par contre-. Mais encore ?
Ce disque s’organise autour de son titre, Contremouvement, en compilation de plusieurs pages. Mon objectif était de parvenir à une continuité avec ces matériaux pourtant différents et destinés à des instrumentarium changeants. À l’origine, l’idée de cycle n’existait pas. D’abord, il y eut la commande d’une pièce pour piano seul… une commande qui ne s’est pas gentiment passée puisqu’alors que j’avais presque terminé, le commanditaire a disparu, sans donner suite au projet. Bien que déçu par cette déconvenue, j’ai tout de même conclu l’œuvre et l’ai intitulée Contrecoupé (2018). Peu de temps après, j’ai rencontré le flûtiste Jean-Luc Menet, par le biais d’un ami commun. Il m’a demandé si j’avais de la musique de chambre à proposer. C’est alors que dans Contrecoupé j’ai puisé l’impulsion qui m’a donné Contrechoqué pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano. Il s’est avéré que les deux pièces fonctionnaient plutôt bien ensemble.
De deux, comment êtes-vous passé à quatre ?
L’idée de composer un cycle est née après avoir lu un ouvrage de Georges Didi-Huberman. C’est un penseur important pour moi, car je suis venu à la philosophie par la lecture d’ouvrages d’histoire de l’art. Lire Didi-Huberman, c’était découvrir des notions nouvelles pour moi par le biais d’un prisme qui m’était familier, ce qui est assez idéal. Avant cela, je sentais qu’il me manquait nombre de clés.
Quel ouvrage de Didi-Huberman avez-vous eu pour la première fois sous les yeux ?
C’était Survivance des lucioles (2009), un livre magnifique, à propos de la métaphore bien connue de Pasolini, et qui fait largement écho avec les réalités politiques auxquelles nous sommes actuellement confrontés. J’y ai vu également, dans ces lucioles, des sortes de pixels de matériau musical. Pour moi, les lucioles, c’est le suraigu, toujours en mouvement, insaisissable. L’influence a été directe sur la manière dont j’ai retravaillé le matériau de Contrecoupé dans Contrechoqué. Il existe des liens plus lourds qui montrent la disparition imagée des lucioles, dans le grave et le plaintif, selon une déploration à l’ancienne – remise au goût du jour, en quelque sorte.
Votre connaissance de l’histoire de l’art n’est sans doute pas sans influencer votre travail ?
Bien sûr, l’histoire de l’art m’a beaucoup influencé et continue de le faire. Je pense à Timothy McCormack, un compositeur nord-américain qu’on ne connaît pas encore beaucoup en Europe, qui a intégré à quelques-unes de ses œuvres sa connaissance du travail de certains peintres à un niveau structurel. Dans sa dernière période, Gerhard Richter utilise une sorte d’énorme racloir pour draguer la matière picturale ; McCormack métaphorise cette action en utilisant un archet perpendiculaire aux cordes et un mouvement particulier pour ramasser, pour ainsi dire, la matière sonore. Jusqu’en 2021, j’étais très investi dans ce type d’approches. En 2017, j’ai été très marqué par l’exposition Kiefer/Rodin dont le côté démesuré m’avait grandement intrigué et interrogé. À l’inverse, la situation de l’immense galerie Thaddaeus Ropac en pleine zone socialement sinistrée de Pantin, montrant des œuvres monumentales d’Anselm Kiefer, à nouveau, dans son îlot bourgeois comme s’il n’y avait personne à vivre là, qui plus est à vivre une réalité tellement différente, m’a profondément choqué. La confrontation de ce cube luxueux dédié à l’art contemporain et de la grande pauvreté des gens qui habitent tout autour a été terrible. C’est donc pour cela que j’ai souhaité prendre un peu mes distances avec ces inspirations au profit de l’intime, de réalités sociales.
Quelque chose d’un scandale ?
D’un grand bouleversement, c’est sûr.
Qu’est-ce qui s’ensuit, Contrexposé ou Contrecarré ?
C’est Contrecarré, en 2021. Il compte sept musiciens, toujours très exposés – flûte, clarinette, saxophone, violon, alto, violoncelle et piano. C’est vraiment complexe, traversé de nombreux contrastes, avec des éclairs de consonance que je n’ai pas souhaité contrarier. J’ai poussé le matériau très loin, quitte à engendrer une difficulté d’exécution certaine. Ça tient sur le fil ! Àl’inverse, le dernier numéro du cycle, Contrexposé pour flûte, violoncelle et piano (2021 également), tient sur le fragment. Le cycle lui-même est à voir comme la succession de moments plus ou moins dévastés.
Le disque ne présente pas les quatre pages dans l’ordre chronologique de composition, ni une continuité qui couvrirait une quarantaine de minutes, puisque d’autres œuvres s’y glissent. Pourquoi ?
Ce choix fut fait pour aller encore plus loin à l’encontre du mouvement,dans une pensée musicale et programmatique imaginée par Jean-Luc Menet.
Hors cycle, on y entend aussi Entre espace et silence pour violoncelle et saxophone (2018) et Lignier pour violon seul (2018). De quoi s’agit-il ?
Lignier est une commande de Radio France pour la violoniste Carolin Widmann qui l’a créée lors de l’édition 2022 du festival Présences [lire notre chronique du 10 février 2022]. Il y avait une grosse pression sur le programme du concert qui comprenait Anahit de Giacinto Scelsi – rien que ça !
Vous avez donc composé en prenant en compte le contexte de la future création ?
Absolument. Quand j’avais vingt-et-un ans, j’ai composé Anach, environ sept minutes pour violon solo, dédié à Jeanne-Marie Conquer qui lui a donné le jour à Poitiers en 2015. Sept ans plus tard, j’ai pu en voir toute la naïveté, sans la renier pourtant, puisque j’entrevoyais ses défauts mais aussi ses qualités. Parce que Scelsi était au programme, j’ai exclu la virevolte virtuose de l’écriture violonistique, qui aurait paru totalement ridicule à côté d’une musique du recueillement. J’ai donc choisi de travailler la raréfaction du matériau. À mi-chemin de la composition, je me suis trouvé dans un hôtel très étrange à La Haye, une chambre pas du tout insonorisée, avec un lit atroce – bref, il m’a été si impossible de dormir que j’ai achevé la composition pendant ces deux nuits-là. De retour chez moi, j’ai revu l’œuvre une quinzaine de jours plus tard, modifiant ceci et cela, permutant tel passage, etc. Contrairement à Cathédrale, par exemple, il s’agit d’une pièce dans laquelle j’ai mis plus d’orgueil que d’affect. C’est vraiment très dur à jouer, même si je reste ici volontairement idiomatique de l’instrument. C’est quelque chose que je tiens de ma lecture du livreMusic of possibility du compositeur gallois Richard Barrett : il y explique la nécessité d’écrire toujours dans le geste de l’instrumentiste, aussi complexe que puisse être la musique. Le grand soir, Carolin Widmann a été extraordinaire !
Il n’est guère courant d’associer le violoncelle au saxophone, comme vous le faites dans Entre espace et silence…
En effet, mais dans ce cas, je ne suis pas le cuisinier (rires) ! Cette pièce de 2018 est une commande du Concours International de violoncelle Louis Rosoor. La charte induisait une pièce virtuose pour violoncelle accompagnée par un saxophone, puisque le conservatoire de Bordeaux comprend une grande classe de saxophone. L’idée d’associer ces instruments n’était donc pas mienne, même si elle s’est révélée judicieuse ! Entre espace et silence a été créé à Cenon, en banlieue bordelaise, par le lauréat du concours. Une création hors concours, en contexte de concert, était prévue en 2020 mais fut annulée par la période Codiv-19, si bien que l’œuvre se révèle pour la première fois au disque.
Quant à l’ancrage dans un commentaire social, évoqué il y a quelques minutes ?
Peut-on faire de la musique en étant parfaitement étranger à ce qui se passe autour de soi ?
Cela induit-il quelque chose comme un engagement ?
Oh, je ne considère pas que mon engagement se centralise dans ma pratique. J’essaie plutôt de prendre mes responsabilités en m’intégrant dans la cité, car je ne suis pas exclusivement compositeur : j’enseigne la musique et la musicologie, je joue de la musique, je fais de larecherche, plus largement je m’investis dans la médiation et la transmission en partant du principe que j’ai tout à apprendre. Par ces pratiques qui me nourrissent, j’essaie de ne pas m’isoler de la société pour ne pas ignorer ses maux et ses failles. Lorsque j’ai commencé à travailler Cornucopia, il y avait l’envie, forte, de proposer autre chose – cela dit sans aucun jugement de valeur de ce que proposent mes confrères.
J’ai mes vues, mes convictions, mais je ne les revendique pas. Je me vois comme conscient mais non comme militant, je suis trop timide pour cela. Mais comment composer dans son coin tandis que les CRS frappent dans les rues, que la BRAV-M éborgne des manifestants ?
Évoquer certaines réalités de notre monde vous semble donc important.
Oui, et c’est un sentiment amplifié par le décès d’une amie, au printemps dernier, suite aux exigences de l’entreprise telles qu’elles sont abordées dans Cornucopia. N’est-il pas juste de rester connecté à ces aspects, à ces questions ? C’est d’ailleurs ce que l’on fait lorsqu’on enseigne l’histoire d’une œuvre à des étudiants, puisqu’on la contextualise. C’était le moment de le faire.
Où enseignez-vous l’histoire de la musique ?
Cette année, je suis à Angers, à l’Université catholique de l’Ouest. L’an dernier, j’étais à Poitiers, où j’ai fait ma thèse avec Cécile Auzolle.
Et pour en finir avec la tour d’ivoire (si je puis dire) ?
L’attitude de certains acteurs du monde musical est parfois choquante. L’artiste peut se placer en dehors de toute réalité autre que le fait de composer, et considérer que l’institution doit l’entretenir, lui permettre de vivre ainsi coupé du monde. Pourtant, qui doit quoi que ce soit à qui que ce soit ? C’est une façon de penser surprenante. D’autres s’accaparent pleinement les outils numériques – en terme de diffusion (réseaux sociaux, etc.) – avec la conviction que ceux-ci suffisent à faire sens, créant alors des identités virtuelles sans entrevoir la futilité d’un tel mode d’existence. D’autres encore s’évertuent à ne pas oublier que si l’on compose de la musique, c’est parce que des gens la jouent et que d’autres l’écoutent, dans un écosystème culturel non négligeable qui le favorise. Outre que le fait d’enseigner permet de ne pas dépendre financièrementuniquement de la production artistique, ce qui autorise une certaine liberté, il aide à ne pas se couper de la réalité. Ne rien faire d’autre que composer, seul chez soi, c’est la mort annoncée.
On a parfois regardé de haut des musiciens d’autrefois qui vivaient par un autre métier, comme le chimiste Borodine, par exemple. Au delà de la dimension ouverte sur le monde qui peut induire plus facilement une certaine conscience des réalités politiques et sociales, le compositeur ne gagne-t-il pas à s’ouvrir également sur d’autres musiques que celles pratiquées dans le cercle étroit dont nous parlons ?
La notion de divertissement vient troubler le regard que certains de nos confrères portent – ou ne portent pas ou refusent de porter – sur les autres musiques dont pourtant nous avons parfois beaucoup à apprendre. Je joue de la guitare, comme vous le savez, et le fait d’en jouer m’a permis dem’approcher de l’électronique, par le biais de pédales d’effet, puis de l’électroacoustique, par exemple. Je fais partie d’un groupe de rock progressif, EREBE, dont les membres ont tous une autre activité et des parcours très divers. Dans ce cadre, j’apprends beaucoup en ce qui concerne le traitement du son — mais aussi du travail de création à dix mains ! — ce qui m’amène à m’étonner du peu de lien qu’on voit en France entre les musiques dites expérimentales, improvisées ou non, et la musique contemporaine.
J’entends une forte envie de décloisonnement…
Oui, même si nombre de passerelles sont encore à trouver afin de proposer des projets esthétiques cohérents. J’ai malgré tout la conviction qu’en mettant différentes œuvres enregard, en croisant les disciplines ou simplement en partageant des expériences, les compositeurs — et le public — n’ont qu’à y gagner, vraiment !