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Chroniques
Béla Bartók
A kékszakállú herceg vára | Le château de Barbe-Bleue
De mars à septembre 1911, Béla Bartók écrit son unique opéra, Le Château de Barbe-Bleue, sur un livret du poète symboliste Béla Balázs, qui ne serait représenté sur scène que sept ans plus tard, à Budapest, par Olga Haselbeck et Oszkar Kálmán. C'est aussi la première fois qu'on peut entendre un opéra en langue hongroise, ce détail près expliquant en partie la création tardive. À partir de sa propre pièce inspirée du conte de Perrault, Balázs adapte un livret, fruit d'un écrivain de la demi-teinte aux évocations volontiers obscures, qui inscrivit, entre autre, que « La mort donne forme à la vie », d'abord pour satisfaire un projet de Zoltán Kodaly qui ne verrait pas le jour, puis pour l'œuvre de Bartók.
C'est un huis clos tendu entre le Duc Barbe-Bleu et sa quatrième épouse, Judith, dans un froid et austère château – cette évocation s'apparente à celle du château de Golaud où Mélisande n'est pas heureuse (d'ailleurs, cette légende n'a-t-elle pas inspirée Maeterlinck lui-même ?). Le souverain cruel ne tue pas ici ses femmes successives, il les garde prisonnières, les collectionne, en quelque sorte, les suspend dans une allégorie élémentaire qui peut même les séduire. La belle Judith exigera l'ouverture des sept portes interdites. Avec chacune d'elles – à laquelle correspond un climat musical précis –, c'est un peu plus de son amour qu'elle découvrira. Elle révèle tour à tour la salle des tortures, la salle d'armes, la chambre du trésor, le jardin, les terres, le lac de larmes, pour finir par le métaphorique tabernacle des trois premières épouses. Partant de la cruauté, de la tyrannie, du besoin de luxe de Barbe-Bleu, elle appréhende l'existence de son mystère intérieur, l'étendue de son pouvoir et de sa richesse, qui ne peuvent rien contre sa souffrance perpétuelle. Elle aussi se trouvera bientôt murée en une Reine de plus, par une sorte de sacre sinistre qui semble donner à jouir à l'officiant sans pour autant le rendre heureux.
Cet ouvrage bénéficie d'un nombre considérable d'enregistrements discographiques. Bien sûr, les grands chefs hongrois que furent Antal Doráti, János Ferencsik, Ferenc Fricsay, István Kertész, et György Solti ont apporté leur contribution. Plus près de nous, Ádám Fischer et Péter Eötvös ont proposé des versions assez opposées, avant que Philips fasse paraître celle d’Iván Fischer aujourd'hui. Incontournable Barbe-Bleue, László Polgár promène le rôle ici et là, de salles de concerts en studios d'enregistrement et sur les planches, depuis longtemps déjà. On le retrouve sur ce disque, particulièrement dramatique, et peut-être moins calme que bien souvent, parfois proche de la colère. Judith est Ildikó Komlósi, expressive, usant au début de toute la rondeur d'un timbre chaleureux pour surprendre ensuite par des aigus plus tendus, révélant peu à peu un caractère autoritaire en lutte avec le Duc. La théâtralité de la proposition est excitante, usant d'impératifs mutuels qui aiguisent l'écoute. Et si Barbe-Bleu devient de plus en plus doux avec l'exigence de l'épouse nouvelle, il n'en est que plus inquiétant.
La conduite de Fischer, à la tête du Budapest Festival Orchestra, amène subtilement le mystère dès les premières mesures, et développe au fil de l'exécution un lyrisme volontiers tourné vers le romantisme et le folklore. On a connu plus moderne, mais sa lecture se tient. Le chef ménage quelques points d'arrêt, parfois conséquents, pleins d'angoisse et de suspens, et impose un temps très mobile. Si la sonorité est colorée et sensuelle, un appui assez systématique sur la percussion alourdit quelques passages, et l'ensemble manque étrangement autant de contraste que de nuances. Tout à fait honorable, cette version ne détrônera certes pas celles de Doráti, décoiffante, et de Boulez (la première, avec Troyanos).
BB