Chroniques

par bertrand bolognesi

Béla Bartók – Sergueï Prokofiev
Concerto pour piano n°1 – Concerto pour piano n°4

1 CD Sony Classical (2004)
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Bartók – Prokofiev | concerti pour piano

Presque quinze ans après la disparition du pianiste américain d'origine bohémienne Rudolf Serkin, Sony réédite une série d'enregistrements rares, dont ces deux concerti, captés aux États-Unis où l'artiste était fort apprécié depuis le grand succès remporté auprès du public et de la critique par son concert avec Toscanini et le New York Philharmonic, le 20 février 1936.

On est plus habitué à entendre Serkin dans le répertoire romantique, ou encore dans les classiques viennois qu'il a servis d'un son incomparable, se gardant de toute séduction (son horreur de la virtuosité spectaculaire irait jusqu'à lui interdire de jouer la musique de Liszt, par exemple), que dans des œuvres plus modernes, même si on lui sait une véritable passion pour Max Reger. Avec surprise, on le découvre ici dans le Concerto n°4 de Prokofiev et le Concerto n°1 de Bartók.

Si le pianiste est précédé d'une réputation d'austérité et de rigueur, la précision presque ascétique avec laquelle George Szell ouvrait l'Allegro moderato du Concerto n°1 de Béla Bartók préparait à son entrée un terrain familier (enregistré en avril 1962). Le chef utilise les couleurs que l'orchestration de Bartók peut suggérer, mais avec la stimulation d'une sorte d'aridité un rien sèche. Avec Serkin, la percussivité du mouvement devient calmement systématique, et ainsi bien plus surprenante qu'avec des interprètes volontiers échevelés. Le thème à proprement parler virevolte avec une clarté presque clinique, dans un métal du plus glaçant alliage. Cela n'exclue jamais un travail autant nuancé que radicalement moderne. C'est, avec d'autres moyens, l'idée de ses interprétations des concerti de Mozart : toujours droit, un peu sec, précis, sans romantisme ni manière. Avec l'orchestre, rien ne se fond ou se marie : une sorte de brutalité ténue, sans sauvagerie, et qui ne s'émeut jamais entretient une évidente énergie, sans déploiement ni esbroufe. Les percussions et les traits de cuivres y prennent quelque chose de nu. Aucune urgence ni précipitation de la dynamique : l'idée d'un fleuve au cours immuable qui déborderait progressivement sans qu'on n'y puisse rien domine cette introduction.

La crudité des timbres – proche parfois de la Sonate pour deux pianos et percussion – est omniprésente dans l'Andante, dont la fausse marche/valse s'exalte raisonnablement, sans ostentation, soignant un équilibre retenu dont le chef prend soin en ne permettant jamais aux musiciens du Columbia Symphony Orchestra quoi que ce soit de chaleureux ou de trop gentiment gracieux. Peu à peu, une clarté lumineuse survient, rehaussée par les bois, dans le troisième mouvement (Allegro molto). Un lyrisme tant inattendu que bref montre le bout du nez, avant que la sauvagerie survienne dans le déchaînement des deux dernières minutes. Il parait naturel que Serkin et Szell aient eu une conception commune de l'interprétation de cette œuvre ; à une culture musicale comparable s'associait un même goût pour Haydn, Beethoven, Mozart, ou Schubert, nourri d'une sensibilité également est-européenne et d'un respect sacré de la partition. Le résultat est tout simplement fascinant.

Comme George Szell, Eugène Ormandy naquit à Budapest, et fit lui aussi une grande carrière américaine, qui commença dès 1921 à la tête d'orchestres de radios, avant de se fixer définitivement au pupitre du Philadelphia Orchestra – de 1936 à 1980 – avec lequel il enregistrait, le 30 mars 1958, ce Concerto en si bémol majeur Op.53 n°4 de Sergueï Prokofiev. C'est un travail totalement différent que l'on entendra : si l'on y retrouve une similaire exigence, la sonorité est cependant plus grave et la dynamique accuse une souplesse personnelle. Dès le Vivace, les nuances sont très contrastées, l'urgence absente du Bartók vient exciter l'écoute. En revanche, la couleur de l'orchestre est moins flatteuse, et il arrive que les cordes savonnent. Serkin y paraît moins à l'aise. Il articule un Andante joliment porté, dans un climat assez énigmatique. Après un Moderato malencontreusement tiré vers le romantisme tardif – le lyrisme s'y trouve poussé comme dans les Tchaïkovski ou Rachmaninov gravés par Ormandy –, le Vivace souffre d'un tempo sans risque. Bref, on demeure sur sa faim…

BB