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Chroniques
Béla Bartók
A kékszakállú herceg vára | Le château de Barbe-Bleue
En 1911, au même moment, le père de la psychanalyse et son fils spirituel pour un temps se penchent sur le labyrinthe paranoïaque, de ses premiers signes à son acception la plus perverse. Ainsi, deux décennies après l’un de ses textes fondateurs sur le sujet1, Freud revenait-il vers ce syndrome, en rédigeant à Vienne ses Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa 2. La même année paraissait à Budapest Un cas de paranoïa déclenché par une excitation de la zone anale, article majeur du cadet Ferenczi3. Rien d’étonnant jusque-là, ces questions préoccupant quotidiennement la clinique de nos penseurs de la psyché… mais lorsqu’elles poussent leur vol jusqu’aux arcanes artistiques, il y aurait bien là de quoi stimuler les âmes superstitieuses. Car la paranoïa fait assurément l’argument du livret imaginée par le jeune Béla Balázs pour un projet de Zoltán Kodály qui, pour finir, prend place sur la table de Béla Bartók. Entièrement composé en 1911, Le château de Barbe-Bleue – en langue originale A kékszakállú herceg vára – ne serait créé qu’au printemps 1918, avec le ballet-pantomime Le prince de bois (A fából faragott királyfi) également conçu en collaboration avec l’homme de lettres et de cinéma hongrois.
Après avoir gravé chez BIS la Suite du Mandarin merveilleux couplée avec ce Prince de bois (BIS 2328, 2019), Susanna Mälkki s’est attelée à l’unique opéra de Bartók, vaste duo haletant qui, pour proposer nombre de défis aux metteurs en scène et scénographes, stimule si bien l’imagination qu’on en pourrait sans doute voir autant rien qu’à l’écouter. Sur les dernières phrases du bref prologue parlé, ici livré sans emphase superfétatoire par Géza Szilvay, la cheffe finlandaise invite le mystère, mariant douceur ambiguë et contrastes toniques dès le seuil du repère du duc. D’emblée l’inquiétude est au rendez-vous, dans les timbres de l’Helsingin kaupunginorkesteri (Orchestre Philharmonique d’Helsinki) comme dans les voix des protagonistes. Alliant moelleux chaleureux et fraîcheur de l’inflexion, le mezzo-soprano hongrois Szilvia Vörös incarne une Judith de bonne volonté dont l’intérêt pour l’autre, objet du désir, tient lieu d’amour plus que de curiosité. On retrouve avec bonheur sa couleur vocale attachante [lire nos chroniques d’Elektra, Out at S.E.A, Faust, Szenen aus Goethes Faust et La Gioconda], bravant toute mise en garde, découvrant et faisant vivre, depuis cette forteresse qui soupire, les successives atrocités d’un marié dont il lui faut désormais tout apprendre, même le pire. Souvent applaudi dans nos colonnes [lire nos chroniques du fliegende Holländer, d’Amleto, La favorite, La bohème et Anna Bolena], la basse finlandaise Mika Kares affiche une autorité secrète, quasiment taiseuse, dans ses réponses. La clarté des méandres des bois contraste souverainement avec les témoins de la lutte que sont les violents accents percussifs, rien de la dramaturgie musicale n’échappant à Mälkki à laquelle on doit cette version non seulement expressive mais encore hautement poétique de l’œuvre. Sa lecture précise et avisée confirme une très grande artiste [lire nos chroniques des 8 juillet et 7 novembre 2007, des 2 avril et 23 mai 2008, des 20 janvier et 3 octobre 2009, des 15 avril et 14 décembre 2010, des 27 octobre et 29 novembre 2011, des 10 janvier, 11 mai, 19 mai, 22 juin et 20 novembre 2012, du 18 mars 2017 et du 27 mars 2018] !
La gravité gagne du terrain, un dépouillement presque cruel à mesure que Barbe-Bleue trouve finalement son plaisir à se dévoiler, condamné à n’être que ce qu’il est, malgré cette force transcendante brute qu’il a fait entrer dans les murs. Outre l’excellence de la Philharmonie finlandaise, encore faut-il préciser qu’il s’agit là d’une captation live, lors d’un concert de janvier 2020, in loco – c’est dire plus encore la qualité d’une prestation à écouter absolument.
BB
1 Sigmund Freud, Zur Auffassung der Aphasien, 1891
2 Sándor Ferenczi, Az anális zóna izgalma, mint tébolyodottságot kiváltó ok, 1911
3 Sigmund Freud, Psychoanalytische Bemerkungen über
einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia, 1911