Chroniques

par hervé koenig

Benjamin Britten
The rape of Lucrezia | Le viol de Lucrèce

1 DVD Arthaus Musik (2006)
102 021
Benjamin Britten | The rape of Lucrezia

Créé le 12 juillet 1946 à Glyndebourne, The Rape of Lucretia est le troisième opéra de Benjamin Britten, alors âgé de trente-trois ans. Nous transportant cinq siècles avant Jésus-Christ, il illustre un livret de Ronald Duncan imaginé à partir d'une pièce d’Obey, ayant pour cadre Rome et pour sujet un certain aspect de la lutte des Romains, peuple de paysans pudibonds et grossiers, pour l'accès au pouvoir qu'ils emporteront sur les Étrusques, nation cultivant un art de vivre raffiné aux mœurs plus libres, à travers une sordide histoire de concurrence entre hommes à propos de la fidélité de leurs femmes, qui mènera peu à peu au viol de Lucrèce, épouse irréprochable de Collatinus. En un peu moins de deux heures qui font goûter cette remarquable intimité de la psalmodie musicale et du texte théâtral – comme chez Purcell, dans une rhétorique comparable, malgré la distance du temps –, l'ouvrage dénonce la vanité masculine qui considère la femme comme vitrine d'une reconnaissance sociale et même humaine, Junius – pour venger son propre déshonneur, croit-il – semant dans la tête de Tarquinius, à la manière d'un Iago antique, l'idée que Lucretia, face à l'opportunité de tromper son Collatinus, pourrait fort bien se donner à lui. Et l'imbécile tombe déjà amoureux au point de défendre la réputation de la belle sans la connaître ! On rencontre alors une diatribe sur l'orgueil plus que sur la véritable jalousie, côtoyant parfois un stoïcisme ostensiblement sénéquéen plus que cicéronien.

Avouons-le : le livret a ses faiblesse, comme cette poésie un rien cucul habitée par un ton chrétien cousin des cantates d'église de Britten. Mais le traitement qu'en propose le compositeur s'avère d'une richesse et d'un à-propos troublants, comme le choix d'une expression vocale réduite à une seule note, lorsque après le viol Lucretia s'adresse à son mari, par un médium rendu précaire pour mieux révéler la meurtrissure du personnage, créant une inertie dans l'évocation de l'amour partagé qui laisse pressentir son impossibilité, soit l'issue fatale : son suicide.

Filmée à la fin des années quatre-vingt pour Channel 4, la production rendu disponible aujourd'hui en DVD est signée Graham Vick. On ne saisit pas vraiment l'intérêt de faire se pencher à une rampe les deux yeux du spectacle, soit le Chœur féminin et le Chœur masculin ; peu imaginative en soi, cette option nous induit en erreur et brouille la lecture de l'ouvrage. Le climat d'attente et de lourdeur suscité par le recours à des ombres chinoises de la première scène est plutôt bien vu, l'oisiveté pesante des soldats suggérant l'imminence d'un événement. Mais exclure les Chœurs de notre regard poursuit de rendre confus l'abord de la pièce, éloignant du même coup leur fonction même. Si nous voyons des costumes d'aujourd'hui, pour la plupart, les femmes mêlent étrangement des références potentiellement dix-huitièmistes et populaires (pour les servantes) et une suggestion moderne de princesse étrusque pour le rôle-titre. De fait, à l'exception de la saisissante lutte entre le bourreau et sa victime, clé de voûte du drame, ce travail n'est guère convainquant.

On ne comprend pas très bien comment les musiciens de l'English National Opera Orchestra, sous la houlette de Lionel Frend, s'y prennent pour autant canarder ce pauvre Britten ! Les cuivres sont archi-faux, de même que les violoncelles, et l'on croit assister à une réjouissance un peu trop arrosée donnée dans un kiosque… Sur le galop de Tarquinius, la catastrophe est si grande qu'on jurerait entendre une fanfare d'anciens combattants après l'apéro' ! Le chef lui-même s'ingénie à hurler la partition sans distinction ni relief. Au peu de tension obtenu, à l'expressivité quasi nulle, aux ponctuations de percussions d'une lourdeur inénarrable, répondent fort heureusement des interventions de harpes particulièrement soignées.

Vocalement, on notera également plusieurs inégalités. Mieux vaudra oublier très vite Cathryn Pope qui donne une Lucia complètement nasalisée, nourrissant une diction affectée en soupirant mièvrement (quant à la vocalise…) ; du coup, le trio féminin reste inégal, mal équilibré. Heureusement, Anne-Marie Owens s'en sort mieux en menant irréprochablement un timbre chaleureux. Les personnages masculins sont tous servis par des voix puissantes, efficaces, vaillantes et nettement différenciées ; le texte est bien mordu, l'articulation très fiable. Alan Opie est un Junius efficace à la couleur plutôt corsée, mais au chant trop souvent forcé, à l'exemple de son jeu peu nuancé qui cantonne le rôle dans une relative caricature. Le Collatinus de Richard Van Allan, bien qu'accusant un aigu fatigué, reste honorable. Quant à Russel Smythe, il campe un Tarquinius génialement insupportable, petite frappe vulgaire gâtée par la naissance, tout en menant parfaitement sa voix. Si Kathryn Harries est un Female Chorus avantageusement égal usant d'une couleur plutôt veloutée au vibrato généreux mais bien maîtrisé, Anthony Rolfe Johnson déçoit en Male Chorus : pas toujours vraiment stable, son grave est cruellement absent, et la présence dramatique anecdotique, sans plus. Là encore, les duos des Chœurs ne fonctionnent pas. Enfin, Jean Rigby est une Lucretia crédible qui offre une belle réalisation d'une écriture parfois périlleuse ; son incarnation est touchante.

HK