Chroniques

par nicolas munck

Betsy Jolas
pièces pour piano et pour alto

1 CD Hortus (2012)
099
Betsy Jolas | pièces pour piano et pour alto

Un bref tour d’horizon du catalogue instrumental de Betsy Jolas laisse clairement entrevoir une affinité toute particulière et constante pour l’alto (en solo : Épisode sixième ; en duo : Music to go, Quatre duos, Come follow, Frauenliebe, D’un journal d’amour, Ruth wohl ; en trio : Trio « les heures » ; ou avec orchestre : Point d’aube, Frauenleben 9 lieder, etc.). Cette prédilection compositionnelle concrète, abordée au cours de la table-ronde, The viola in my life (cf. journée du 18 octobre 2012 organisée par le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine, titre en clin d’œil aux différentes pièces The viola in my life de Morton Feldman), révèle par ailleurs une relation singulière et chaleureuse avec une poignée d’interprètes. Nous nous devons d’évoquer ici le remarquable talent allié à une grande simplicité humaine de Serge Collot, artisan furieux de l’école franco-belge, créateur et dédicataire d’œuvres de Jolivet, Berio et, bien sûr, de Jolas. Ce brillant pédagogue et « passeur » (titre d’un film hommage élaboré en 2003 sous l’impulsion de Jean-Paul Minali-Bella) a eu le bon goût d’inoculer le « virus Jolas » à plusieurs de ses élèves dont Sabine Toutain (créatrice de l’Épisode sixième au Palais de Chaillot suite au Concours Maurice Vieux), le susnommé Minali-Bella et Laurent Camatte, interprète de choix de cette nouveauté discographique.

Cet alto, porte-parole de l’attachement de Betsy Jolas à l’histoire et aux œuvres de répertoire – elle s’est régulièrement exprimée sur le rôle décisif et déclencheur d’Harold en Italie de Berlioz ou de la Sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy – ne doit pas pour autant faire oublier le second organe vital de cette parution : le piano, remarquablement tenu par Géraldine Dutroncy (très active dans la création, notamment aux côtés des ensembles TM+, Court-circuit, KlangForum Wien, Intercontemporain), interprète assidue de la musique de Betsy Jolas depuis 2007.

Bien que le piano soit très présent dans la production de la musicienne, le rapport à l’écriture pianistique semble se faire plus délicat. Comme le souligne avec justesse le musicologue et compositeur Gérard Condé (cf. le livret du disque), la composition d’une œuvre maîtresse, ou tout du moins d’une page significative pour le piano, semble s’être avérée une véritable épreuve, une gageure pour cette femme compositrice si l’on se permet de reprendre l’appellation « CDMC contrôlée ». L’intimidation légitime, provoquée par son instrument de formation, s’est malgré tout transformée en une « grande pièce d’adulte » (pour reprendre ses propres mots), B for Sonata (« Bali » for Sonata), probablement inspirée d’un voyage à Bali et Java organisé en 1972 par Maurice Fleuret et en compagnie de Marie-Françoise Bucquet, Xenakis et Takemitsu. Déjà porté au disque dès 1990, cet opus presque éponyme est encadré ici par deux autres pièces de concours (sans connotation péjorative) pour piano seul : Pièce pour (commande du Conservatoire de Paris) et Pièce pour Saint-Germain (commande du Ministère de la Culture, 1981).

Proposant une judicieuse alternance entre les œuvres chambristes (alto et piano) et solistes (alto ou piano), la programmation de B for Betsy permet à l’auditeur curieux, au mélomane ou au musicologue averti, de mesurer, au gré de contextes musicaux renouvelés, l’expressivité et les contours de la musique de Betsy Jolas. Souvent considéré, dans la plupart des cas à tort, comme un instrument trop intimiste et confidentiel, l’alto chez Jolas, virtuose et contrasté, est perçu comme un personnage aux humeurs changeantes. Efficientes en live (nous avons pu nous en rendre compte au moment des ponctuations musicales de la journée du CDMC), ces « humeurs » ne sont en rien affaiblies par la fixation sur le disque. Relevons le beau travail de direction artistique, de prise de son, de montage et de mastering.

Notre intérêt aurait pu se laisser capter par les multiples référents culturels et musicaux de l’ensemble des pièces proposées (hommages directs ou indirects à l’avant-garde américaine « début de siècle », à Couperin et Bach, à Poe), mais c’est plutôt sur l’écriture musicale des deux pièces clôturant le CD (Épisode sixième et B for Sonata) que nous attirons l’attention du lecteur. Sans vouloir remettre en cause les qualités évidentes de duettistes de Géraldine Dutroncy et Laurent Camatte, ces deux pièces solistes marquent oreilles et mémoire (l’organisation des pistes n’est pas l’unique explication).

Tiré d’un cycle de neuf pièces, l’Épisode sixième est un formidable exemple de la place donnée à l’alto dans l’univers de la créatrice. Une écriture lyrique, non totalement déconnectée d’un certain idéal et d’une phraséologie romantique (au sens historique du terme), se trouve sans cesse enrichie et renouvelée par l’utilisation de modes de jeu spécifiques (pizzicati en contrepoint de notes tenues, utilisation de différentes pressions d’archet), de silences, de ruptures expressives. L’exigence et la virtuosité de certaines sections (nous pensons notamment aux derniers temps de l’œuvre) n’interfèrent jamais, grâce à une conduite sans faille de l’interprète, dans la cohérence et la fluidité du texte. Enfin, ce B for Betsy offre une nouvelle et belle version de B for Sonata. Sa difficulté d’exécution – en partie fondée sur des éléments de contrepoint à trois ou quatre voix très serré, en superposition de hauteurs ou sur des débits rythmique différents – prend ici une valeur musicale fort éloignée de toute virtuosité gratuite.

NM