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Dossier
Betsy Jolas au CDMC
journée de rencontre avec la compositrice
Suite à la dernière parution du disque monographique [lire notre critique] et à une entrevue avec la compositrice menée par Jean-Pierre Derrien pour les Lundis de la Contemporaine (France Musique), le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine (CDMC) s’est emparé de l’occasion pour organiser une journée de rencontre avec Betsy Jolas (18 octobre 2012), modérée par le compositeur et musicologue Gérard Condé. Réunissant tout à la fois compositeurs, journalistes, musicologues et interprètes chers à l’invitée du jour, cette journée eut pour objectif de présenter, de la manière la plus exhaustive possible, les principales trajectoires esthétiques et compositionnelles de la créatrice. Dans le fascicule de présentation, il est précisé que Betsy Jolas a « toujours voulu écrire de la belle musique […]. Une musique expressive surtout, privilégiant la voix et des instruments chaleureux comme le saxophone ou l’alto ». Ce premier fil conducteur de la rencontre est abordé dans l’Introduction-portrait de Gérard Condé, dans la communication de Frank Langlois, La voie des voix, et dans le cadre d’une table-ronde durant laquelle Betsy Jolas, bien entourée par trois de ses altistes fétiches, s’exprime sur la place singulière de l’alto dans son œuvre. Cette rencontre met aussi clairement l’accent sur le rapport, souvent étroit chez cette musicienne, entre « tradition et innovation », ainsi que sur l’impact de « l’enseignement pour apprendre » (terminologie choisie par le Cdmc). C’est selon cette double thématique qu’interviennent Amparo Fara (The missing link, tradition and innovation in the music of Betsy Jolas), Pascal Duc (responsable du département de musique ancienne du Conservatoire de Paris) à propos de Motet III (commande des Arts Florissants), la chanteuse Virginie Pochon et le chef de chant Sylvie Leroy (table-ronde Opéras), ainsi que le compositeur Jean-Luc Hervé et le chef d’orchestre Pascal Rophé, tous deux anciens étudiants de la classe d’analyse de Jolas au Conservatoire de Paris (table-ronde Enseigner pour apprendre). Enfin – et peut-être est-ce l’intervention la plus en rapport avec la sortie discographique de la semaine –, Gérard Condé, aux côtés de Géraldine Dutroncy (la pianiste de B for Betsy) se lance dans une brève analyse de la pièce pour piano seul B for Sonata.
Dans sa communication introductive, Gérard Condé dresse non seulement un portrait de la compositrice, mais aussi un panorama du contenu de la journée. Dans un premier temps, il insiste sur les influences multiples de Betsy Jolas en revenant notamment sur sa double racine franco-américaine (ascendances lorraines, écossaises et étatsuniennes). Issue d’un milieu artistique stimulant – père écrivain (Eugène Jolas), fondateur en 1927 du magazine littéraire Transition, pratiquant le violon en amateur ; mère traductrice (Maria McDonald), chanteuse amateur interprétant les Lieder de Schubert, Schumann et le Negro Spiritual –, Betsy Jolas puise dans ses origines familiales un goût prononcé pour la voix et pour une avant-garde littéraire et musicale, Transition relayant des textes de Beckett mais aussi des partitions de Varèse, Cowell, etc. En complément de cet attachement à l’avant-garde américaine, Gérard Condé revient sur la « filiation historique » et l’« éloge de la continuité » en évoquant le choc de la découverte de l’alto, provoquée par l’audition d’Harold en Italie (Berlioz), mais aussi sur le rapport fructueux entre musiques anciennes et création contemporaine (Motet III). Il ajoute que lorsqu’elle était assistante à la classe de Messiaen, elle a, dit-elle, « beaucoup appris de ses élèves ». Ce premier préambule à Enseigner pour apprendre, la table-ronde de l’après-midi, revient donc sur le parcours de Jolas et sur sa relation, dans le cadre de son enseignement, aux différentes écoles d’analyse : analyse de la musique ancienne, école française, analyse schenkérienne, etc. Pour finir, le « modérateur » aborde brièvement le cas de la pièce pour piano B for sonata avant de laisser la parole au journaliste et critique musical Claude Samuel.
Très investi dans les domaines de la création et de l’avant-garde, à l’origine du Festival de Royan, du Festival de La Rochelle, du Centre Acanthes et de Présences, Claude Samuel consacre l’essentiel de son temps de parole au contexte musical et esthétique de la génération Jolas. Sans trop s’appesantir sur la question de la place de la féminité dans la production musicale de l’époque, il revient plutôt sur l’admission de la compositrice dans « un cercle qui voulait tourner la page » : le Domaine musical. Cette famille, cette communauté active dans les années 50-60, comparable au Nouveau roman et à la Nouvelle vague, a révélé des figures telles que Boulez, Stockhausen, Maderna, Nono et la cellule de l’avant-garde américaine. Dans cette période riche et prolifique dans laquelle l’avant-garde est au coude-à-coude avec un renouveau de la musique ancienne, Messiaen est perçu comme « l’homme qui montre le chemin ». Le Domaine musical, qui proposait des concerts « monstrueusement longs » (dixit l’intervenant), s’est avéré un élément fécond à re-questionner la posture auditeur/créateur.
Après ces éléments de contextualisation, Claude Samuel expose quelques dates marquantes associant Betsy Jolas avec les principaux festivals de l’époque. Le 15 février 1964, la rencontre avec Pierre Boulez : c’est la création de Quatuor II au Domaine. Par la suite, la créatrice est amenée à fréquenter Darmstadt, bien qu’elle ne s’inscrive que modérément dans la dynamique de cette période de « scholastique permanente » ou dans des expériences en lien avec les procédés de l’œuvre ouverte telles que les Archipels de Boucourechliev. Décentralisation du Domaine musical, le Festival de Royan programme également la musique de Jolas. C’est ainsi que D’un opéra de voyage est créé le 3 avril 1967. Encensé par un public de passionnés et par la presse musicale, cette œuvre confirme le côté « électron libre » de la compositrice. Pour parfaire son état des lieux et sortir de ces années-là, Claude Samuel aborde le Centre Acanthes, où Betsy Jolas enseignera pendant la session 2002, et l’édition 2005 du festival Présences durant laquelle seront créées ses Études aperçues pour vibraphone et cinq cloches à vache.
Le musicologue Alban Ramaut, auteur du recueil d’articles de Besty Jolas Molto espressivo, prend la suite en présentant les détails et les différentes étapes de ce projet de publication. Point de départ d’une série d’entretiens, la journée Maîtres et Maître (Milhaud/Messiaen), organisée pour le bicentenaire du Conservatoire de Paris, donnera également l’occasion de publier un certain nombre de textes en souffrance. Le projet initial d’entretiens inédits laisse rapidement la place à une mise en forme et à un classement de textes déjà existants. Certains entretiens sont mis en résonnance, soit avec les conférences données à Berkeley, soit avec une partie consacrée aux quatuors à cordes, soit avec des textes hommages, etc. L’ouvrage cherche également la mise en perspective historique par un retour, un bilan des prises de positions radicales des années 70-80 (entre doute et clairvoyance). À titre d’exemple et à propos de la question de la mise en musique d’un texte poétique, Alban Ramaut lit une lettre de Pierre Reverdy (1949) adressée à Betsy Jolas suite à la composition desPoèmes. Ce précieux témoignage offre une excellente définition du rapport ambigu entre texte et musique. Enfin, le musicologue aborde brièvement le contenu des conférences de Berkeley durant lesquelles Jolas questionnait la notion d’expression en musique, de Monteverdi à nos jours. C’est cette « quête de l’expression absolue », d’une « expressivité différente » (cf. article de Maurice Fleuret, Le Nouvel Observateur), du côté de l’analyste et du compositeur, qui déterminera le titre définitif du recueil (Molto espressivo).
Après quelques échanges et un café chaud, Frank Langlois (fraîchement nommé professeur d’Art et Civilisation et d’Histoire de la musique au CNSMde Lyon) évoque l’entrée en musique par la voix de Betsy Jolas, au travers d’une communication intitulée La voie des voix. Très tôt, la musicienne est marquée par des voi(e)x familières : la voie paternelle et la voix maternelle. Une étude approfondie du fonds documentaire d’Eugène et de Marie Jolas permet de soulever des éléments intéressants : correspondances, chroniques, poèmes (en français, en anglais, en allemand), mais encore esquisses autobiographiques. D’autre part, la revue Transitions publie des textes de James Joyce et un grand nombre de partitions de Varèse, Cowell, Antheil. C’est à partir de cet univers stimulant et intuitif que Betsy Jolas entre en musique. Pour la créatrice, « mi-poète, mi-compositeur », la voix (qu’elle soit chantée, déclamée ou instrumentale) est à la fois instrument et instrumentiste. Lors d’une conférence Voix et musique donnée au Collège de Philosophie, elle déclare que « la recherche vocale aura traversé sa vie ». Elle parle ici d’une voix-instrument, d’une « voix de chair et de sang » qui contient « un geste polyphonique sous-jacent ». Adepte d’une poésie intimiste, la compositrice se réfère souvent à l’écriture vocale de Dufay, modèle (selon elle) d’une forme de « démocratie musicale » (interrelation, inter-responsabilité entre les voix). Cet intérêt pour la voix et son souffle (pneuma) laisse comprendre l’attachement de Betsy Jolas au « souffle universel » de l’orgue et à la voix presque dématérialisée des ondes Martenot.
Dans la continuité de cette réflexion sur l’impact de la vocalité, la matinée se termine par une table-ronde Opéras, modérée par Betsy Jolas aux côtés de Virginie Pochon et Sylvie Leroy. En premier lieu, la compositrice aborde le cas du Pavillon de la rivière. Entre le théâtre musical et l’opéra, cette pièce ne comporte pas de réelles références ethnomusicologiques ou ethnographiques. Les premières répétitions furent épiques (1975). Croyant avoir finalisé sa partition, Jolas se rendit rapidement compte du gigantesque décalage entre le temps en scène et la durée réelle de l’œuvre. Avec beaucoup d’humour, elle raconte les étapes de composition en bord de scène, comptant les pas et les déplacements des comédiens, modifiant les parties instrumentales, chantant tous les rôles et les différentes parties, etc. : le théâtre musical se transforme de manière inconsciente en opéra. Pour aperçu, elle donne à voir un extrait du troisième acte (captation TF1, 1977). En 1985, et après une interruption dans la composition de Schliemann, son second opéra, la musicienne attaque la composition du Cyclope, pièce destinée à des comédiens non-chanteurs qui, en conséquence, utilise une sorte de Sprechgesang français servant à relier certaines hauteurs de son (dans une écriture non mesurée). Dans ce travail si particulier, une grande responsabilité fut confiée au chef de chant Sylvie Leroy (alors encore étudiante) qui dut enregistrer toutes les voix pour les comédiens. Après les propos de Virginie Pochon et de Sylvie Leroy, nous entendons quasi-successivement un extrait du duo du Cyclope, un autre du deuxième acte de Schliemann et le « tube incontournable » de l’opéra pour enfant La maison qui chante : La valse des araignées.
Au retour de la pause-déjeuner, la jeune musicologue et compositrice Amparo Fabra – qui vient d’être diplômée d’un doctorat en composition musicale (City University de New-York) sur Le langage musical de Betsy Jolas – propose une approche de la relation entre tradition et innovation (The missing link, tradition and innovation in the music of Betsy Jolas). Au travers d’Épisode II pour flûte, elle montre les éléments de ré-exploitation de contours mélodiques tirés de Pierrot lunaire (Schönberg) – il s’agit plutôt d’une interprétation libre de ses lignes vocales. Dans Frauenleben, la musicologue relève des points de similitude avec la Promenade des Tableaux d’une exposition (Moussorgski) joints à l’idée de continuité infinie chère à Stockhausen. Par ailleurs, cette pièce a la particularité de créer des mélodies chromatiques sur des motifs chromatiques (l’influence du cantus firmus est également active). Dans des opus tels qu’Ah Bach ou Ah Haydn, Amparo Fabra note la construction d’harmonies hiérarchiques. Dans ces deux cas loin d’être isolés, le rapport à la tradition s’opère par ce principe de hiérarchie dans le développement de structures harmoniques. Cette « écriture harmonique classique » est surtout un moyen de maintenir les logiques de la perception. En effet, et comme le conclut la conférencière, ces références aux structures et contours mélodiques de Bach, Haydn ou Schönberg créent une « situation de communication » et soulignent un attachement et une relation fructueuse à la musique du passé. Chez Betsy Jolas, c’est souvent la tradition qui se fait élément déclencheur de l’innovation (The missing link).
La seconde table-ronde de la journée interroge, en écho à la sortie de B for Betsy, la place de The viola in my life – titre en clin-d’œil aux différentes pièces The viola in my life de Morton Feldman. Encadrée par les altistes Sabine Toutain (élève de Serge Collot au Conservatoire de Paris, interprète de l’Épisode sixième de Betsy Jolas au Concours Maurice Vieux), Jean-Paul Minali-Bella (élève de Serge Collot, interprète du répertoire Jolas en formation de musique de chambre) et Laurent Camatte (altiste au cœur de cette nouvelle sortie monographique), la compositrice rend tout d’abord hommage à Serge Collot qui, pour des raisons de santé, n’est pas présent. Il est pourtant au centre du discours.
Afin de laisser un témoignage filmique de sa technique, Jean-Paul Minali-Bella présente le documentaire L’ouvrage de Serge Collot (2003). Cette source permet de mesurer, pour ceux qui en douteraient, les remarquables qualités d’artisan de Collot qui envisageait le son instrumental comme une matière à générer. Dans un second temps, Sabine Toutain livre quelques pistes interprétatives sur le redoutable Épisode sixième qu’au regard de l’importance significative du silence elle perçoit comme « un silence dans la nature », tout en soulignant la proximité avec Berlioz dans l’ossature des cordes à vide. Avec cette pièce, travaillée en détail avec Laurent Camatte, Jolas souhaitait élargir les éléments de notation de l’expression musicale (on trouve dans la partition les termes ardent, fervent, secrète) et développer une intériorité du son. Enfin, la compositrice revient à Serge Collot, via un extrait du documentaire, en abordant le cas de Point d’aube. Cette pièce connaît plusieurs versions : la première reçut un accueil mitigé – c’est « un coup pour rien » dira avec tact le André Boucourechliev. Avec un humour toujours de mise, Betsy Jolas relate qu’à la présentation de sa version définitive, André Boucourechliev lui confia « tu as bien fait de changer la fin » : la fin était bien sûr inchangée ! En conclusion, elle revient sur son attachement à l’alto, spécifiant un avant et un après Collot dans la composition.
Sur une problématique proche du Missing link, Pascal Duc (conseiller musical de William Christie et responsable du département de musique ancienne du Conservatoire de Paris) expose les particularités d’écriture d’une page conçue pour les Arts Florissants : Motet III. Les premières contraintes sont évidemment instrumentales : écriture pour instruments anciens, prise en compte de la production sonore (doigtés spécifiques, travail sur les limites organologiques, etc.). Par ailleurs, Betsy Jolas dut se poser la question du tempérament, de l’association de certaines tonalités expressives, d’énergie de modes, à des affects précis et codifiés. Pour illustrer ce cahier des charges, Pascal Duc commente un extrait du début de la première partie de Motet III. Sur des textes profanes du De natura rerum de Lucrèce, Jolas s’est efforcée de travailler une mise en relation avec la rhétorique du XVIIe siècle. Cet opéra allégorique en miniature respecte la prosodie latine et fait son miel de la « musique d’avant ». On peut y voir des influences de l’écriture madrigalesque et des innovations ramistes dans le domaine de l’écriture orchestrale, des tournures mélodiques, des textures et des accords. Nouvelle justification de la dialectique tradition/innovation, cette partition donne la curieuse impression d’avancer dans un décorum et un paysage familiers.
Autre fer de lance de la journée, la thématique de « l’enseignement pour apprendre » est abordée par le biais d’une troisième table-ronde, modérée par Gérard Condé, et réunissant d’anciens étudiants de la classe d’analyse de Betsy Jolas. Chef d’orchestre reconnu, Pascal Rophé parle d’un enseignement en « bouillon de culture » où chaque étudiant pouvait apporter ce qu’il savait, ses chocs émotionnels, ses enthousiasmes, ses désillusions. Jolas lui transmit une curiosité pour un répertoire d’une grande variété. Pour le compositeur Jean-Luc Hervé (professeur de composition au CRR de Boulogne-Billancourt), l’enseignement de Jolas avait aussi la qualité de viser à se méfier des modes, des « épicentres de création » en abordant, certes, le cas des compositeurs sériels et spectraux, mais aussi les compositeurs américains, la musique ancienne, etc. Hervé retient donc l’idée d’un enseignement qui ne « choisit pas son camp » et qui n’alimente pas les querelles de chapelles.
Les communications du jour se referment sur une dernière intervention de Condé, À propos de B for Sonata (chef-d’œuvre de la production pianistique de Betsy Jolas). Dans une brève analyse, il présente les éléments de filiation avec l’école américaine (lien avec les opus pianistiques de George Antheil ou de Charles Ives) pour la rigueur de composition et de style comme pour la fantaisie, la liberté du gamelan balinais et du flot d’idées mozartien. Selon lui, cette pièce ne présente pas de progression harmonique claire, cette dernière étant surtout utilisée comme marqueur des jalons de la structure. Des techniques de « brouillage harmonique » donnent vie à un contrepoint libre de trois à quatre voix ou en superpositions de hauteurs fixes. Le solqui semble structurer l’ensemble de la pièce est rapidement dissolu dans un molto perpetuo virtuose sur un contrepoint libre à huit voix. Cette dernière communication bénéficie de quelques éclairages de la pianiste Géraldine Dutroncy qui met en exergue certains passages virtuoses pour expliquer son approche et sa méthode de travail.
Fidèle à la « tradition CDMC », cette passionnante journée de rencontre se termine sur une ponctuation musicale faisant la part belle à l’alto : Épisode sixième (1984) sous l’archet de Laurent Camatte, D’un journal d’amour (2010) pour voix et alto, sur des textes de Pierre Reverdy (mini-cantate dédiée à l’altiste Antoine Tamestit et au soprano Eliette Prévôt), interprétée par Valérie Philippin et Laurent Camatte, ainsi que Fantaisie à 2 : Come follow follow (2002) pour alto et basson, en référence à l’art de la fantaisie du XVIe siècle, le même altiste jouant avec Lionel Bord.