Chroniques

par laurent bergnach

Bohuslav Martinů
Larmes de couteau – Comedy on the Bridge

1 CD Capriccio (2022)
C 5477
Cornelius Meister joue deux opéras courts signés Martinů (1890-1959)

À la suite de Smetana, Dvořák et Janáček, Bohuslav Martinů (1890-1959) apparait comme l’un des grands représentants de la musique tchèque, laquelle a connu nombre d’influences depuis le Moyen Âge (anglo-saxonne, byzantine, tsigane, viennoise, etc.). Fils d’un sonneur de cloches au royaume de Bohème, Martinů se distingue par son aisance au violon et intègre l’Orchestre Philharmonique Tchèque (Česká filharmonie) auquel le chef Václav Talich donne peu à peu une notoriété internationale. Installé à Paris en 1923, il devient le disciple d’Albert Roussel. Cependant, c’est à Prague qu’est donné le plus connu de sa douzaine d’opéras, Juliette ou la clé des songes (1938) [lire notre chronique du 24 février 2012]. Les deux ouvrages lyriques ici réunis appartiennent à ses années françaises, à l’aube de l’occupation allemande. Pour lui viendrait alors, comme pour tant d’autres, le temps de l’exil étasunien.

L’opéra en un acte Larmes de couteau est composé en 1928 mais, suite au refus de son commanditaire, le Baden-Baden Festspiele, n’est créé qu’en 1969, à Brno. De même que celui des Trois souhaits (Brno, 1929) et de l’inachevé Le jour de bonté (1931), son livret est signé Georges Ribemont-Dessaignes. Avec Duchamp et Picabia, le Français est l’un des précurseurs de cet esprit Dada qui allait venir de Suisse pour secouer Paris, dans une lutte contre la prétention bourgeoise que Tzara résumerait ainsi : « la révolte prenait des formes où le grotesque et l'absurde l'emportaient de loin sur les valeurs esthétiques ». Par ailleurs, il est aussi l’auteur de peintures mécanistes et de pièces pour piano soumises au hasard.

Un homme pend au bout d’une corde, au milieu de la scène. Interrompant un début de dispute au sujet de la musique, Éléonore dit alors à sa mère qu’elle a toujours rêvé d’épouser un pendu et que celui-ci est à son goût (« Il est beau comme un phare et fort comme minuit »). La mère tente alors d’orienter sa fille vers M. Satan qui vient faire sa cour avec un bouquet de fleurs cueillies sur « les tombes de l’amour » (Héloïse, Ophélie, etc.). Laissée seule avec le pendu insensible, Éléonore essaye d’aiguiser sa jalousie en lorgnant un coureur cycliste (Satan déguisé). N’arrivant à rien, Éléonore préfère se donner un coup de poignard fatal, mais Satan, qui a pris possession du corps du pendu, la ressuscite. De grandes déclarations amoureuses fusent alors, jusqu’à ce que l’apparition du vrai visage de Satan fasse le désespoir d’Éléonore.

À la tête de son Staatsorchester Stuttgart, Cornelius Meister sert avec talent la musique colorée de Martinů (accordéon, banjo, etc.), le plus souvent sarcastique et jubilatoire, qui enserre deux moment calmes et dépouillés (Oh, miel de lune… et Ho ! Amour !). On pense souvent à Poulenc, à Weill. Trois chanteurs livrent un texte empli de sous-entendus érotiques (bilboquet, trou de serrure, etc.) : le soprano Elena Tsallagova (Éléonore) aux aigus faciles [lire nos chroniques de La petite renarde rusée, The rape of Lucretia, Die schweigsame Frau, Medea in Corinto, Falstaff, Siegfried, La Calisto, Pelléas et Mélisande à Paris puis à Munich, Le prophète et La Juive], Maria Riccarda Wesseling (La Mère) [lire nos chroniques de Teseo, Le Balcon, Andromaque, Sémiramis et Schneewittchen] et Adam Palka (Satan), basse enveloppante [lire nos chroniques du Prince Igor et de La bohème].

Quelques années plus tard, pour répondre à une commande de la radio pragoise, Martinů adapte l’une des nombreuses comédies de son compatriote Václav Kliment Klicpera (1792-1859). Vite oubliée, cette Comédie sur le pont (Veselohra na mostĕ, 1937) vivra une renaissance durant l’exil aux États-Unis où, grâce au soutien des chefs Koussevitzky et Munch, le musicien deviendrait l’un des symphonistes les plus prolifiques de l’époque. En effet, alors qu’il enseigne à la Mannes School of Music (New York), ses étudiants décident de jouer l’ouvrage dans une traduction de Walter Schmolka. Le 28 mai 1951, sa présentation est un succès, salué par la critique.

Munie d’un laisser-passer, Josephine revient d’une terre en guerre où elle cherchait son frère. Une Sentinelle ennemie conserve le document et la laisse donc s’engager sur un pont, mais à l’autre bout, une Sentinelle amie lui coupe la route : « Demi-tour, ou je te fous à l’eau ! » (traduction personnelle). À son tour, la première Sentinelle lui refuse l’accès à la rive. Josephine est donc coincée sur ce pont, bientôt rejointe par le Brasseur de son village. Lui aussi bloqué, il finit par adresser à l’héroïne des remarques déplaisantes sur son escapade parmi les soldats, mêlées à des compliments sur sa silhouette. Ils s’embrassent quand survient Johnny, le fiancé, qui ne cache pas son dépit. Coincé lui aussi, il s’apprête à se jeter dans la rivière quand surgit Eva, la femme du Brasseur à qui il révèle illico les trahisons amoureuses. Furieuse, l’épouse menace de divorcer tandis que Johnny renonce au mariage. Après l’arrivée d’un Maître d’école un rien farfelu, tout semble pardonné. De plus, l’armée amie est victorieuse grâce à des informations fournies par le Brasseur, et le frère de Josephine est retrouvé en vie. La fin heureuse d’une comédie grinçante !

Enregistré en 2021, cet opéra-comique comporte trois rôle parlés (Steven Ebel, Andrew Lieflander, Paul McCann) et cinq chantés, aux tessitures variées : Esther Dierkes (Josephine), soprano expressif au timbre sombre ; l’alto Stine Marie Fischer (Eva) [lire nos chroniques de Die Walküre, Jakob Lenz et Le conte du tsar Saltan] ; le baryton Björn Bürger (Johnny), plein de vaillance [lire nos chroniques des Voyages de Monsieur Brouček, Le cantatrici villane, Enrico, Guerre et paix et Così fan tutte] ; Andrew Bogard (Brasseur) à la basse ronde et chaleureuse ; tandis que Michael Smallwood (Maître d’école) se distingue par un ténor vif [lire nos chroniques du Vin herbé, de Die Schule der Frauen, Parsifal et Hippolyte et Aricie]. Émaillée par des accords militaires héroïques ou goguenards reposant sur des instruments attendus (trompette, fifre, tambour), la musique alterne entre les tensions et les abattements propres à la lutte sociale comme au badinage.

LB