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Chroniques
Bruno Giner – Élise Petit
Entartete Musik – musiques interdites sous le IIIe Reich
Dans la ligne éditoriale de la collection Horizons de chez Bleu nuit éditeur, voilà un ouvrage qui marquera les esprits par la teneur du propos, la fulgurance du récit et la richesse des illustrations qui en stimulent d'autant la lecture (images percutantes et nombreux exemples musicaux). Écrit à quatre mains par Élise Petit (musicologue) et Bruno Giner (compositeur et musicographe) – deux spécialistes de la question [sur De Weimar à Térézine, l'épuration musicale 1933-1945, ouvrage paru Van de Velde en 2006, lire notre critique] –, Entartete Musik (musique dégénérée) s'intéresse aux centaines de compositeurs, juifs pour la plupart, tous « modernistes » ou accusés de « bolchévisme culturel », qui furent victimes des lois raciales.
Si la période traitée, celle du IIIe Reich, cerne les années 1933-1945, le coup de projecteur, éclairant autant que pertinent, sur les années Weimar (1924/29), souvent occultées par la violence des événements politiques qui vont suivre, est très précieux. Fragile et éphémère, la république vole en éclats au lendemain du krach de Wall Street et la nomination d'Hitler à la chancellerie (30 janvier 1933) est synonyme de mise au pas. Commandités pour la « protection du sang », autodafés et listes noires dressées par la ligue fasciste font froid dans le dos. Certains ont pu émigrer à temps alors que d'autres, piégés de tous côtés, n'éviteront ni les camps ni la mort à Auschwitz. Une sélection de vingt-deux compositeurs déclarés dégénérés sont fichés à la fin du livre, avec portrait et biographie attenants ainsi que leurs œuvres écrites en exil ou en déportation.
Entartete Musik, c'est aussi une exposition, présentée comme une sorte de négatif des Journées musicales du Reich à Düsseldorf en 1938 : « [...] triomphe de la sous-humanité, de l'impudence juive et d'une imbécilisation intellectuelle totale » lit-on sous la plume du directeur du Théâtre National de Weimar ! La couverture du catalogue, stigmatisant le jazz sous les traits déformés d'un joueur de saxophone noir – celui de Jonny spielt auf, l'opéra d’Ernst Křenek (1900-1991) – est rien moins que terrifiante.
Les auteurs révèlent en revanche l'existence d'une Jüdische Kulturbund (ligue culturelle juive), active dans une soixantaine de villes allemandes et relevant d'une stratégie perverse du Reich. Dans le même temps, la Ligue de combat pour la culture allemande, soutenue par Alfred Rosenberg, procède à une nazification de la musique. Des compositeurs morts sont récupérés par l'idéologie du Reich et accèdent au Panthéon de la musique aryenne – pathétique, la photo d'Hitler devant le buste de Bruckner ! Des personnalités bien vivantes sont adoubées par le Führer (les irremplaçables) ainsi qu'une cinquantaine de jeunes émules, inscrits sur la Gottbegnadeten Liste (Liste des artistes bénis de Dieu) et rompus à la tendance völkisch, dont certains réussiront à passer à la postérité... Autant de questionnements toujours actuels, que l'on n’a pas fini de creuser et auxquels sont ici apportés d’essentiels éléments de réflexion.
MT