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Bruno Mantovani | L’autre côté
portrait du compositeur autour d’une œuvre
Jeune compositeur de plus en plus présent sur la scène contemporaine, Bruno Mantovani, qui n’en est pas à son premier essai pour la voix, s’attelle aujourd’hui à la création d’un opéra. Il s’est inspiré d’un roman du Pragois Alfred Kubin à partir duquel François Regnault a réalisé son livret. Dans quelques semaines, la création en aura lieu à l’Opéra national du Rhin en septembre, dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Motta. L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sera dirigé par Bernard Kontarsky
D’où est né le projet L’autre côté ? Est-ce la volonté d’écrire un opéra qui vous a fait porter un certain regard sur le roman de Kubin ou, à l’inverse, la lecture de ce texte qui fit naître l’envie de composer un opéra ?
On m’a plusieurs fois proposé d’écrire des opéras, ce qui ne s’est jamais fait ; pour plusieurs raisons, la principale étant que je n’avais pas de librettiste. Je me suis donc tourné vers des genres qui s’en approchaient, comme le mélodrame, la musique de films muets, etc., pour lesquels j’ai livré plusieurs partitions. En 2002, parce que j’avais décidé de me confronter plus précisément à l’opéra, j’ai cherché de quoi alimenter ce désir. Nicholas Snowman (directeur de l’Opéra national du Rhin) m’a appelé pour me passer commande. Il m’est donc assez difficile de répondre à la question, puisque désir et proposition sont arrivés en une seule journée ! À partir de là put commencer la recherche d’un texte. Je l’ai amorcée seul, croyant d’abord qu’un opéra contemporain était forcément une réflexion sur un théâtre expérimental. Rapidement, cette direction devait me mener à de nombreuses impasses. On me fit rencontrer François Regnault. Nous avons pris l’apéritif vers 19h ; à 23h, nous décidions d’écrire cet opéra ensemble et, le lendemain matin, nous nous retrouvions déjà pour y travailler ! Nous avons établi une liste de ce que nous voulions ne pas faire. Orienter l’opéra vers le fantastique m’attirait beaucoup ; nous nous sommes donc penchés sur la littérature fantastique. Pour des problèmes divers, comme celui des décors, des descriptions, plusieurs romans furent vite écartés. Durant six mois, nous avons exploré beaucoup de choses en respectant toujours strictement le cahier des charges préalablement dressé. François Regnault voyait bien une adaptation de Lumière d’août de William Faulkner, tandis que Minuit dans le jardin du bien et du mal, le film de Clint Eastwood, me semblait possible. Finalement, il m’a indiqué comme étant exactement ce que nous cherchions L’autre côté, le roman d’Alfred Kubin qu’il avait lu dans le passé Sans avoir lu ce texte-là, je connaissais Kubin pour quelques-uns de ses dessins et gravures. J’ai lu L’autre côté… et voilà ! Les trois jours suivants, j’écrivis la dramaturgie et une semaine plus tard François se lançait dans le livret. Tout est allé très vite : j’ai lu L’autre côté en mai 2004, la composition de la partition s’est amorcée dès juillet pour s’achever à la fin août 2005.
Dans ce projet, qu’est-ce qui aura fécondé le plus votre créativité ?
J’ai toujours été soucieux de la théâtralité des œuvres que j’écris, de leur dramaturgie. Il est donc assez logique qu’en écrivant un opéra – c’est-à-dire en mettant la dramaturgie au centre de mes préoccupations –, je me suis avancé plus encore sur ce terrain. Au service d’un texte, il m’y fallut opérer une synthèse de mon savoir-faire. De ce fait, il ne me semble pas m’être placé en un lieu qui autorise d’être novateur – novateur par rapport à moi-même, j’entends. Je crois avoir beaucoup plus inventé dans les Six pièces pour orchestre [lire notre chronique du 17 septembre 2004] que dans L’autre côté. L’objet opéra n’étant pas uniquement musical, indépendamment de la jubilation occasionnée par certaines exigences de la dramaturgie, la créativité ne s’y déploie pas librement. J’ai éprouvé le besoin d’en interrompre la composition pour écrire une pièce d’orchestre, ce qui revenait à ne me poser des questions qu’exclusivement musicales. S’il doit y avoir originalité, ou inventivité (toujours par rapport à moi-même, bien sûr), elle se situera plus dans le rapport au texte que dans la musique pure.
Dans l’aller vers plutôt que dans le direct ?
Exactement, oui.
Entre la lecture du roman et la prochaine création à Strasbourg, comment vivez-vous la collaboration avec François Regnault ?
Entre François et moi, une forte confiance, rare et précieuse, est née rapidement. Avec sa connaissance immense de l’opéra, du théâtre, de la musique et de tant d’autres choses, François Regnault garde toujours à l’esprit qu’un opéra est avant tout un projet de compositeur. C’est pour cela que j’ai pu amener une dramaturgie avant même qu’il travaille sur le texte. Ensuite, au fur et à mesure de l’écriture du livret, il proposa certains aménagements. Dès que les premières du livret me sont parvenues, j’ai commencé à composer, tout en sachant assez clairement où nous allions, puisque François avait dessiné un synopsis extrêmement précis, notamment en ce qui concernait la mise en relation des scènes des actes I et II – elles se répondent dramatiquement et, du coup, harmoniquement. La collaboration avança sans aucun conflit, ni artistique ni humain. Nous avons beaucoup échangé par mail, puisqu’alors François était à Paris et que j’habitais à Rome – environ dix à quinze mails par jour pendant un an, ce n’est pas rien ! Ayant à assurer certaines activités romaines à ce moment-là, il m’a vu plusieurs fois sur place pour travailler. Ce qui était formidable, c’est qu’il me présentait ses procédés littéraires en les illustrant toujours d’un propos musical et opératique ; de mon côté, j’essayais de faire le contraire : la rencontre fut d’autant plus aisée. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il est un peu derrière la partition, de même que je me vois derrière le livret. En revanche, le fait d’avoir un certain nombre de pages de texte qui arrivaient au fur et à mesure fut une surprise à laquelle il me fallut m’adapter. En fait, j’avais en tête de réaliser un opéra d’une heure et demie ; finalement, le premier acte occupe à lui seul ce temps. Certes, j’avais totale liberté de couper ou d’adapter ; mais il n’y avait pas tant de chose à enlever, et il n’y a vraiment rien de trop dans cet acte.
Aujourd’hui, l’on crée plutôt des opéras brefs…
Oui, je sais. K de Manoury fait quatre-vingt minutes, Julie de Boesmans en compte soixante-dix, etc. L’autre côté occupe environ deux heures et demie, ce qui est rare. Cela me plaît beaucoup de jouer également la carte du Grand opéra à la française, si je puis dire. J’entends : assumer le genre opéra qui exige non seulement un sujet, mais aussi une histoire, un argument, une intrigue (on appelle cela comme on veut) tout en essayant, à notre échelle, de le renouveler par le langage musical. Depuis Wozzeck, la musique a changé, n’est-ce pas ? Or, après la grande purge des années soixante, on ne s’est guère posé la question de ce que l’évolution du langage musical pouvait transcender ou non dans l’opéra. Lorsque je parle de Grand opéra à la française, j’exprime n’avoir aucun mépris pour les Rossini français, pour Meyerbeer, etc. La musique de Meyerbeer n’est pas la plus excitante qui soit, mais théâtralement, elle fonctionne. Si l’on ne veut pas s’embêter avec les contraintes de la scène, il ne faut pas accepter une commande d’opéra. Pour être plus précis, je trouverais malhonnête de l’accepter et de livrer une cantate.
Autre collaboration : celle avec le metteur en scène. Comment s’est-elle décidée, comment se passe-t-elle ?
Emmanuel Demarcy-Mota [photo précédente] fut amené par François Regnault. Ce sera sa première mise en scène d’opéra. De même que c’est le premier livret de François – hormis les formes plus expérimentales réalisées pour Georges Aperghis – et que c’est mon premier opéra. Emmanuel fait partie de ceux qui se frottent aux grands textes classiques en les actualisant par les moyens d’aujourd’hui. Dans l’équipe, personne n’est contemplatif. Comme moi, Emmanuel est attaché au mouvement, à l’action. Son travail montre volontiers des décors qui se déplacent, ce que nous avions envisagé dès les premiers pas du projet, puisqu’il fallait que ce monde utopique qui devient une dictature se transforme également scéniquement. Pour la première fois, ce metteur en scène n’est pas libre avec le temps. Au piano, je lui ai joué tout l’opéra, à raison d’un acte par jour ; on a tout chronométré. Par exemple : j’ai prévu de grands interludes orchestraux, autant parce qu’ils permettent des changements de décors que par nécessité artistique pure ; eh bien, Emmanuel trouvait ces moments beaucoup trop longs et s’angoissait à l’idée d’avoir à les combler théâtralement. À partir du moment où il a compris que d’elle-même la musique comble l’espace, tout est devenu évident.
Comptez-vous intervenir durant les répétitions ?
Franchement, on a tout cadenassé. Il existe un story-board défini et chronométré de l’opéra. Le 20 juin, on l’a relu, reprécisé les schémas de décors, etc. On a peu de temps (trois semaines) : il s’agit de l’occuper le plus efficacement possible.
Comment est conçu l’orchestre de votre opéra ?
Il y a du monde ! En fosse, un orchestre symphonique traditionnel – celui des petits Wagner ou des petits Strauss–, avec trois percussions et un piano droit, auquel s’ajoutent quatre musiciens des Percussions de Strasbourg placés dans les loges. Au total, j’utilise sept percussionnistes. La frontalité scène/public s’en trouve rompue. D’autre part, par la démultiplication d’un même instrument, on arrive à créer des choses nouvelles, ce que je développe par ailleurs dans ma musique instrumentale. Par exemple, j’ai écrit un Concerto pour trois caisses claires et trois ensembles qui sera joué à l’Ircam en février 2007, six cymbales chinoises inventant pour certains de ses passages une sonorité inouïe. Le mouvement dans l’espace n’ajouterait-il pas un autre niveau de contrepoint à la matière musicale ? La disposition spatiale est importante dans ma musique. Les percussions inventeront un espace particulier à L’autre côté.
Comment caractériser vocalement les personnages ?
Sachez que cet opéra met en scène dix rôles masculins et un seul rôle féminin qui, d’ailleurs, meurt vite : il était indispensable d’élargir au maximum les tessitures afin de rendre tout ce monde identifiable. On y rencontrera tous les registres, depuis la basse profonde jusqu’au contre-ténor, avec un doublon – deux ténors (Kubin et le Coiffeur) – , plus un rôle travesti, celui de l’Éditeur, confié à un mezzo-soprano. Cela dit, la caractérisation, dépassant de loin le seul souci de la tessiture, s’inscrit avant tout dans l’écriture et la prosodie de chaque personnage. Sans doute ai-je voulu faire un opéra pour essayer de rendre la prosodie signifiante sur le plan dramaturgique. En allant vite, je dirai que dans L’autre côté l’expression des bons procède du conjoint et du mélismatique, tandis que celle des méchants opère dans le monosyllabique et le disjoint. Le paroxysme des premiers étant Madame Kubin et le Dictateur celui des seconds, leurs styles vont logiquement fusionner dans les personnages que cette classification rapide mettrait entre eux deux, créant une palette intermédiaire dans le traitement du français.
Écrit-on différemment d’une autre musique celle que l’on destine à l’opéra ?
Il y a les contraintes des chanteurs, celles de périodicité ou de rythme – un opéra pointilliste et sans pulsation serait « mou », par exemple –, et il faut laisser de la place au texte, tout simplement. Il n’est pas nécessaire de créer un sens sonore continuellement : par moment, l’orchestre doit s’effacer au profit de la parole. Il y a des passages d’action, de narration, etc.
Êtes-vous intervenu dans les choix de distribution ?
Des auditions eurent lieu. Nous voulions nous garder d’exigences excessives, voire farfelues. L’important était de former une équipe d’artistes capables de s’engager et de s’entendre pour défendre une création. À qualités égales, il vaut mieux s’entourer de chanteurs de bonne volonté et, si possible, sympathiques, non ? De mon côté, j’ai amené Sylvia Marini-Vadimova avec laquelle j’ai beaucoup travaillé par le passé, ainsi que Robert Expert que j’avais connu au conservatoire, quelqu’un dont j’admire la grande présence scénique. Puis l’Opéra national du Rhin m’a présenté des gens venant d’univers différents. Et peu à peu s’est formée ce que je crois être une sorte de troupe.
Quel rôle avez-vous réservé au chœur ?
Primordial ! Il est le premier personnage. C’est l’emploi d’un chœur qui fait la différence entre un opéra de chambre et un grand opéra. Pour moi, l’orchestre n’est pas ce qui différencie ces genres, car avec dix musiciens l’on peut déjà faire beaucoup. Nous trouvant dans un thème politique, le chœur ne pouvait être qu’essentiel. Il sera coloriste au début de la représentation – prolongeant des mots en coulisses dans un rendu proche de l’électronique –, puis deviendra acteur, peuple opprimé, des musiques parfois contradictoires pouvant se superposer dans la partition chorale – comme dans la présentation du sortilège de l’horloge enchantée, par exemple.
Outre tout ce qu’implique un rôle de peuple – il s’agit bien ici de l’histoire d’une révolution, n’est-ce pas ? –, je l’utilise également pour représenter tout ce qui n’est pas représentable. Au delà des nécessités imposées par le texte, j’aime écrire pour chœur ; depuis quelques années, je le fais régulièrement et avec beaucoup de plaisir (cette année, je compose deux œuvres pour Accentus et une pour Musicatreize).
Quel est votre rapport à la voix ?
C’est d’abord un rapport au texte. En utilisant la voix, je me pose la question du mode de jeu naturel et du mode de jeu artificiel et, surtout, du contraste signifiant ou non entre ces deux modes, de même que dans mon travail instrumental. La voix peut parler, parler sur des rythmes, chanter de façon presque parlée, chanter d’une manière plus vocale, chanter très rapidement, etc. Le rapport à la voix est problématique parce qu’il est lié à une organologie fort éloignée de celle d’un instrument où un doigté fait la note.
À l’heure où sévissent de nombreux courants néo, peut-on voir dans L’autre côté, un opéra qui montre un Empire du Rêve totalitaire et passéiste – précisons que seuls des objets usagés ont le droit d’y entrer – une sorte d’état des lieux manifestant d’autres préoccupations esthétiques et politiques ?
Pour commencer : l’opéra n’est-il pas un « vieux truc » (rires) ?! Sans plaisanter, vous savez que je me suis ouvertement engagé contre les courants qu’évoque votre question. Ma virulence à cet égard n’est plus un secret. L’autre côté montre une société idéale cultivant les « vieux trucs », et il se trouve qu’elle est une dictature : le message est clair, n’est-ce pas ? Je ne vise pas seulement les néo : je vois la France d’aujourd’hui comme un vieux pays où les prochaines élections présidentielles ne seront qu’une vaste mascarade guignolesque. Le roman de Kubin est de 1909 ; l’opéra sera créé en 2006 : dans les deux cas, nous sommes dans des fins de siècle. Et l’on est surpris de lire Kubin lui-même, revenant à Paris en 1914 : « Bien que cette fois-ci, guidé par mon nouvel ami, j’eusse vraiment pu visiter Paris et découvrir, dans la vie diurne et nocturne de cette ville unique, de nombreux côtés que je ne connaissais pas, je n’eus pas dans l’ensemble des impressions aussi extraordinaires et décisives que celles que m’avait laissées ma première visite. Le grand nombre d’automobiles qui circulaient dans la rue et remplaçaient les vieux chevaux me surprit. Il y avait encore plus de cinéma, tout était plus usé, les restaurants étaient plus chers et la nourriture quelque peu frelatée, en un mot tout s’était un peu plus américanisé ». Indéniablement, nous vivons une période fin-de-siècle, avec toutes les usures que cela implique.
Écrirez-vous d’autres opéras ?
Après en avoir écrit un, il se pourrait fort que survienne dans l’avenir l’envie d’en écrire un autre. Actuellement, en lisant de la littérature, je me pose presque systématiquement la question de la possibilité ou non de faire un opéra à partir de ce que j’ai sous les yeux. Il se trouve que la réponse est toujours non. L’idéal serait en effet de lire un texte et d’être spontanément persuadé d’en faire un opéra. Mais ce n’est pas si simple. D’autant qu’on peut être conseillé par des gens de théâtre qui apporteront des réponses concrètes à diverses interrogations, ou par des gens de culture qui, eux, n’apportent aucune réponse puisqu’ils n’ont pas l’habitude de s’emparer d’une œuvre et encore moins celle des réalités de la scène.