Chroniques

par bertrand bolognesi

Bruno Monsaingeon
Les bémols de Staline – Conversations avec Guennadi Rojdestvenski

Fayard (2020) 336 pages
ISBN 978-2-213-71681-7
"Les bémols de Staline" : un très beau livre sur le chef Guennadi Rojdestvenski

« Chez Shakespeare, tragédie et comédie marchent de conserve. Et cela se vérifie en bien des circonstances de la vie. Si l’on ne voit pas le côté comique de toute situation tragique, mieux vaut se passer la corde au cou et en finir au plus vite. L’humour est quelque chose de fantastiquement puissant. Je suis convaincu que ce puissant humour aida Chostakovitch à vivre, à tenir bon. Il s’agissait d’un bouclier de défense » : voilà qui définit assez fidèlement le personnage que l’ouvrage de Bruno Monsaingeon nous fait rencontrer. Tout en évoquant les absurdités du régime soviétique, les plus obtuses comme les plus sombres, Guennadi Rojdestvenski s’avère au fil des pages un être attachant qui sait rire de tout grâce à une robuste causticité, irrésistible, masque d'une amertume profonde. Issu des nombreuses expériences cinématographiques de l’auteur avec l’un des plus grands chefs d’orchestre de la seconde partie du XXe siècle, soit d’entretiens recueillis sur plus de trois décennies, Les bémols de Staline, dont le titre fait référence à une féroce anecdote sur la sottise et l’inculture de l’omniscient Petit Père des peuples, alterne des remarques sur le métier de musicien et les épisodes de la vie administrée par l’URSS. Miraculeusement, le ton demeure celui du sourire brisé, fausse légèreté qui permet d’aborder tous les sujets tenus pour désagréables, quel que soit le positionnement du lecteur face aux grandes illusions politiques de l’Histoire.

Rien d’étonnant à ce qu’ici l’on croise Messieurs Oïstrakh, Richter, Menuhin et Rostropovitch, entre autres monstres sacrés de la scène musicale, approchés du côté de l’autorité artistique comme de la simple et grande humanité. Avec Rojdestvenski nous vivons les affres d’un quota obligé d’exclusion des rangs de l’orchestre, puis nous partons en tournée à travers l’Europe, sans excéder jamais quatre-vingt-dix jours annuels d’absence du territoire russe, et toujours accompagnés de l’inévitable fonctionnaire du ministère de la culture, espion minable et coûteux auquel Iouri Andropov renonça enfin au début des années quatre-vingt. Avec Rojdestvenski nous faisons plus ample connaissance avec le sévère Chostakovitch, cependant jamais avare de conseils quant à l’interprétation de ses œuvres. À l’inverse de Prokofiev que le chef n’a pas connu personnellement bien qu’il l’aimât beaucoup, Chostakovitch fait l’objet d’un portrait attachant, parsemé de contradictions épicées, entre la délicatesse dont il fait preuve la plupart du temps et la brusquerie avec laquelle il signifie à Koussevitski son rejet de l’enregistrement de la Symphonie n°8, par exemple, ou encore lorsqu’il interdit, purement et simplement, la gravure de la Septième par Toscanini – excusez du peu ! « Largement autobiographique, l’ensemble de ses œuvres est une chronique de sa vie. Pas seulement de la sienne, d’ailleurs, mais de celle de tout un peuple et d’un pays. C’est ainsi qu’il faut le voir, pour peu que nous n’oubliions pas les dizaines de millions de malheureux qui furent exterminés par le régime soviétique », conclut-il ce chapitre.

Premier Soviétique à être nommé chef principal de formations ouest-européennes – les Wiener Sinfoniker (1974-1977), le Kungliga Filharmoniska Orkestern de Stockholm (1974-1977, puis 1981-1983), le BBC Symphony Orchestra (1978-1981) –, Guennadi Rojdestvenski raconte sa découverte de Berlin en 1951 à l’occasion des Weltfestspiele der Jugend und Studenten (Festival mondial de la Jeunesse) où il joue la Quatrième de Tchaïkovski, de Londres où il est accueilli par Thomas Beecham auquel il garde une grande affection, de Paris à l’âge de vingt-cinq ans (« je n’arrivais pas à m’arracher aux musées parisiens, aux galeries d’art, aux théâtres, aux salles de concert »). Approcher Rojdestvenski, c’est forcément prendre le thé avec Viktoria Postnikova, son excellente pianiste d’épouse : dans la partie intitulée Sonate en trio est livrée une conversation entre elle, le chef et l’auteur, menée sur un ton complice, souvent drôle, quand bien même y sont abordés des sujets graves, parfois douloureux – imprimé sous forme de dialogue, ce passage donne vraiment l’impression d’être avec eux.

Du bonheur de cette lecture ne dévoilons pas plus…

BB