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Chroniques
César Franck – Florent Schmitt
Symphonie en ré mineur – La tragédie de Salomé
L’heure de la reconnaissance pour Florent Schmitt, créateur parmi les plus originaux du siècle dernier, sonnera-t-elle enfin ? Espérons, attendons pour paraphraser le comte de Montecristo. Indubitablement, ce disque anthologique met en évidence une injustice criante, l’absence quasi totale du compositeur lorrain des salles de concert. Premier choc : La Tragédie de Salomé, capiteux poème symphonique, version raccourcie d’un ballet à l’origine – ce que rappelle judicieusement la notice.
Il s’agit de l’un de ses opus les plus renommés, avec le Psaume 47 ou le grandiose Quintette avec piano. Il fait partie, en quelque sorte, d’une trilogie orientale passionnante comprenant Antoine et Cléopâtre et Salammbô. À ce sujet, souhaitons que la bouillonnante phalange de Yannick Nézet-Séguin poursuivre son exploration d’un vaste corpus novateur en enregistrant les partitions précitées. On tient là une référence majeure au souffle visionnaire. L’envoûtement est total, et ce dès les premiers accords : insolite lamento de cordes graves en sourdine, cor anglais mortifère, flûte mélancolique – les contrastes d’atmosphères sont saisissants. Jusqu’au crescendo paroxystique final, le maestro canadien règle une implacable chorégraphie. Chaque note de ce flot ininterrompu est sculptée, ciselée, enluminée. Résultat : un surprenant thriller musical, une partition arachnéenne, délétère, languide… à l’image de la Princesse de Judée ! La première partie (Prélude et Danse des perles), au lyrisme luxuriant, fleure les sublimes Évocations de Roussel ou le Kœchlin du Livre de la Jungle – au plan notamment de la superposition de lignes mélodiques et des mélismes vaguement exotiques.
Plus étrange encore est la deuxième partie, Les enchantements sur la mer : l’instrumentation anticipe certaines formules harmoniques et autres chromatismes profus que l’on rencontrera chez quelques coloristes italiens (Malipiero, Respighi ou encore le Pizzetti de Fedra). L’impétueuse Danse des éclairs préfigure les raucités dévastatrices du futur Sacre du printemps, course effrénée vers l’abîme. Quelle tension ahurissante ! Que louer le plus, alors, dans la battue de Yannick Nézet-Séguin : fluidité du discours, précision des attaques, magie des cordes transparentes ? L’art inné d’insuffler à cette musique flamboyante un climat, un élan épique ? Une direction nerveuse, colorée, scintillante, enveloppante et chaleureuse ? Les enchantements de la mer offrent un fascinant tableau d’harmonies lunaires, une mosaïque d’éclats de cristaux et de saphir brisés nimbée dans une lumière crépusculaire ; on croirait contempler une toile de Gustave Moreau.
Second choc de ce disque : la gravure de la Symphonie de Franck, rejoignant Bernstein, autre référence absolue dans un style diamétralement différent. En l’occurrence, le Canadien relie Franck à Bruckner, ce qui n’est pas un contresens vu les profondes affinités entre les deux compositeurs. D’abord, par la mise en avant de l’écriture organistique que l’on décèle un peu partout dans le discours musical. Ensuite, à l’aide d’une atmosphère religieuse et solennelle. Enfin – justement – au moyen d’un mysticisme fervent et généreux et ce qu’on pourrait appeler la mise en place de perspectives monumentales. Ici le chef déploie une science maitrisée de bâtisseur et construit (Lento initial) une impressionnante cathédrale gothique, une nef titanesque, une grande arche sonore.
Rien de terrestre dans le deuxième mouvement, calme et serein Allegretto, modèle miraculeux de recueillement introspectif, incomparable fragment d’éternité. Écoutez à partir de la deuxième minute : audacieux, le chef opte pour des tempi « lentissimes » presque paradoxaux pour un Allegretto : suspendus, en apesanteur. Et d’offrir une lecture éminemment personnelle – soyons iconoclaste – alla Wand et Celidibache, avec un zeste de Jochum. Précisons que Yannick Nézet-Séguin a gravé une Huitième de Bruckner, ce qui atteste une connivence évidente avec la geste de ce compositeur. Partant, sa démarche est totalement fondée : jeter des passerelles, élaborer des ramifications entre des univers sonores a priori éloignés : c’est Vie et transfiguration.
Cette lecture analytique, incandescente, sa fougue interprétative ne l’empêchent nullement de dominer son propos. En outre, il récuse tout clinquant spectaculaire dans le final, défaut rédhibitoire qui entache souvent l’œuvre, la faisant basculer dans une envolée emphatique déplacée : exit, la boursouflure inutile. Sens de l’architecture, rutilances des cors à la justesse infaillible, Franck résonne également comme du Magnard ombrageux – encore des correspondances inédites. Enivrez-vous, disait Baudelaire. Pour sortir de la morosité ambiante, des douleurs passées, (pour citer Lahor et Duparc), il faut s’enivrer sans trêve, de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ! Enivrez-vous de musique, grâce à ce disque de haute volée. Enivrez-vous sans cesse !
EM