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Chroniques
Camille Saint-Saëns – Jacques Rouché
Correspondance (1913-1921)
Conservatrice et chercheuse, Marie-Gabrielle Soret est également docteure en musicologie. Sa thèse recensait les textes de Camille Saint-Saëns (1835-1921) parus dans la presse. Aujourd’hui, elle présente et commente un échange de lettres entre l’artiste et Jacques Rouché (1862-1957). Contrairement à nombre de ses confrères, le célèbre directeur est un esprit curieux d’évolution scénique : il se rend en Allemagne ou en Russie pour approcher Edward Gordon Craig et Adolphe Appia – dont les principes sont condensés dans un manifeste, L’art théâtral moderne (1910) –, sans parler du Théâtre des Arts qu’il dirige de 1911 à 1913 (accueillant Reinhardt, Stanislavski, Meyerhold, etc.), juste avant une nomination qui le verrait régner sur l’Opéra de Paris jusqu’en 1945.
Lorsque débute leur correspondance, le 9 novembre 1913, Saint-Saëns trône en monument de la musique française dont on admire le talent d’interprète (« à cinq ans, je jouais déjà des petites sonates de Mozart et de Haydn ») et la fécondité créative (pas moins de six cents œuvres). Pourtant, le contemporain de Berlioz s’inquiète de la postérité de ses opéras, lesquels furent boudés par le public, puis décriés par une jeunesse inventive impatiente d’un siècle nouveau. Or, ils doivent assurer sa subsistance lorsque l’âge l’éloignera du piano et de la fosse d’orchestre – « Samson se joue dans tout l’univers, mais les droits d’auteur à l’étranger tombent dans la poche de l’éditeur, mes autres ouvrages se jouent peu », confie-t-il à son ami Félix Regnault (17 décembre 1919).
Entre La princesse jaune (Paris, 1872) et L’ancêtre (Monte-Carlo, 1906), le compositeur a conçu douze œuvres lyriques, causes de multiples tensions avec des directeurs mutilant ses enfants – surtout Albert Carré, avec qui « on a toujours de l’imprévu et c’est insupportable » (lettre à Jacques Durand, 2 avril 1911). En Rouché, il trouve une oreille cultivée, courtoise et attentive aux suggestions, qu’il gagne à sa cause en tempérant de légendaires franc-parler, mauvais caractère et goût pour la polémique. Le vieux maître a ainsi la joie de voir à l’affiche Henry VIII (1883) en décembre 1917, Hélène (1904) en juin 1919, ainsi qu’Ascanio (1890) en novembre 1921.
Plus de cent soixante lettres révèlent les liens de confiance tissés en huit ans. Avec un interlocuteur qui se moque tendrement de ses irritations (« vous ne lisez décidément les journaux que lorsqu’ils ne parlent pas de vous »), lui-même souvent cocasse, Saint-Saëns ravive des contrariétés passées concernant un décor pompeux qu’on lui impose (« évidemment créé pour autre chose ») ou une danse orientale toujours servie « bondissante et capricante ». À l’inverse, il salue quelques productions réussies (« on jetait du cintre à l’avant-scène des coussins blancs qui simulaient fort bien des pierres et tout le monde paraissait écrabouillé ») et cultive le rêve d’obtenir un jour « des costumes vraiment grecs ! » ou, comme à l’Odéon, des « éclairs terrifiants ».
Plein d’espoir dans l’homme qui lui ouvre à nouveau les portes de Garnier, le musicien offre son aide pour solutionner un problème en bibliothèque, concevoir un décor grâce aux astuces d’Eugène Frey et juger de compétences vocales – celle-ci « chevrote horriblement », celui-ci est « froid comme une corde à puits »... Augurant les réticences, il propose même de raccourcir tel opéra, tel ballet pour en réduire les frais. Enfin, cette fine mouche fait valoir une santé déclinante qui l’attire si souvent en Algérie – terre d’adoption où il rendrait l’âme –, et attendrit en rappelant sa peur de ne pas voir l’année qui vient : si on ne se dépêche pas, qui d’autre saurait donner « des indications que rien ne pourra remplacer » ?
LB